dimanche 14 juillet 2024

La sagesse au sommet


Au Pakistan, au cœur des géants himalayens, la Tour Sans Nom du massif du Trango s’élève à 6 240 m d’altitude. Avec mon compagnon, Arnaud Petit, nous grimpons cette aiguille de granit en escalade pure, où seul le couloir d’approche contient de petits passages de glace et de neige. Nous installons notre bivouac, perchés à 6 000 m sur une petite vire enneigée. Le lieu est plutôt austère mais un sentiment de communion avec la nature m’envahit. Le soir tombe sur les glaciers alentour, avec ses couleurs pastel. Il est de ces moments où le temps se dilate. Je suis heureuse.

Je ressens cette forme de plénitude, d’abandon de soi. Nous sommes en 2005. Je crois que le fait d’être entourée de paysages grandioses, à cette époque de ma vie, me permet de me sentir reliée au monde. Désormais, j’ai la chance de m’y sentir connectée sans prendre autant de risques !

Aujourd’hui, à 48 ans, je ne grimpe plus comme je grimpais autour de mes 30 ans, quand j’étais en quête de performance, mais plutôt dans une recherche de fluidité, d’harmonie entre le souffle et le geste. C’est une façon de retrouver sa juste place au cœur du vivant : arriver au sommet d’une voie et, simplement, se retourner. Me sentir en accord avec mon environnement, voir le paysage qui se déploie d’une manière totalement différente. Tout cela me fascine, c’est un émerveillement constant.

De la formation de yoga que j’ai effectuée à un tournant de ma vie de grimpeuse — j’étais alors dans une forme d’hyperactivité —, je conserve cette notion de l’agir gratuit, sans attendre les fruits de l’action. Je suis récompensée par la beauté du geste fait pour lui-même. Les lettrés chinois parlent du non-agir, que j’ai d’abord compris comme une forme de contemplation passive. Il s’agit plutôt d’agir dans le flux, dans une sorte de « cours de la vie » spontané.

C’est ce que je recherche dans mon escalade : ne plus être dans une lutte, même s’il faut bien sûr s’agripper, mais essayer plutôt de faire corps avec les éléments, avec la roche, et ressentir ce plaisir de l’ascension légère.

La puissance du « grand tout »

Je ne me revendique pas d’une confession religieuse. S’il fallait définir ma croyance, je serais plutôt agnostique. Mais je me sens profondément reliée à la nature. Plus je vis dans mon jardin, plus je grimpe, plus j’observe la beauté du monde, la forme des rochers, la spirale d’un escargot, l’arborescence des fougères qui résonne avec celle des arbres, jusqu’à nos propres veines… Tout fait écho. Finalement, je me dis qu’il y a un ordre, un sens à tout cela.

Sans mettre dessus le mot de Dieu, je le définirais plutôt comme un « grand tout ». Ma foi à moi, si foi il y a, serait plutôt spinoziste, dans une forme d’immanence. Avec cette certitude que, connectés à notre environnement, en lien avec les oiseaux, les pierres et l’eau des ruisseaux, nous ne sommes jamais seuls, nous pouvons avoir confiance en la vie ; car tout se poursuit, selon ces cycles de vie et de mort qui sont autant de renaissances perpétuelles.

Livrée à la force des éléments

J’adhère à une spiritualité sauvage. Je me sens intuitivement attirée par la philosophie des peuples premiers, des personnes qui vivent au quotidien avec la nature, qui doivent survivre avec elle.

Mes expériences m’ont confrontée à l’inconfort, par moments au danger. Cela m’a fait prendre conscience de la fragilité de notre place dans le monde. Nous ne sommes plus, à ce moment-là, des hommes et des femmes tout-puissants ayant le sentiment de pouvoir contrôler tout un cocon protecteur autour de nous grâce à notre téléphone… Au contraire, nous sommes par moments livrés à la force des éléments, à la pluie, aux orages, dont j’ai très peur d’ailleurs !

Ce sens des limites m’a aussi été donné au fil des années par ma santé fragile — je suis asthmatique depuis l’enfance. Et par un accident dans le Haut Atlas, au Maroc, où j’ai failli mourir d’une chute au-dessus d’une falaise. Je me suis retenue in extremis. C’était en 2007 et, après cet épisode, j’ai ressenti le besoin de ralentir. À force de faire des ascensions de plus en plus risquées j’en étais venue à ressentir un sentiment d’invincibilité. Cette chute et certains échecs m’ont appris à renouer avec une pratique plus saine de ma passion et à me poser les bonnes questions : pourquoi grimpes-tu ? Qu’est-ce qui te meut ?

L’escalade est à l’image de la vie. C’est un cheminement. Si nous ne sommes pas capables de le savourer avec tous nos sens, nous passons sans doute à côté de beaucoup de choses. Il ne s’agit pas d’une recherche spirituelle à proprement parler, mais d’une nécessité d’être en lien. Ma spiritualité se trouve dans cet essentiel, dans ce souffle qui traverse toute chose, avec ce sentiment que tout est modelé par cet élan de vie qui nous anime tous et nous dépasse.

Les montagnes, ces cathédrales vivantes


L’escalade me guide. Dans ma construction personnelle, cela a été quelque chose de très évident. Moi qui suis plutôt d’un tempérament rêveur, dès mon enfance dans les Hautes-Alpes, le toucher du calcaire de la falaise de Ceüse m’a mise en lien avec le réel. Quoi de plus concret que la pierre ! Il faut trouver des prises, caresser, effleurer, sentir ce sur quoi on peut s’agripper. Résoudre pas à pas de minuscules problèmes et rester concentré.

Mes lieux sacrés sont ces rochers ; les montagnes, des cathédrales vivantes. Je fais naturellement ce parallèle avec les chapelles ou temples bâtis par les hommes, dont les fondations sont souvent des socles naturels de rochers.

Goût pour le détail

En commençant à grimper, la beauté est une des premières choses qui m’a touchée. Celle du paysage et des choses minuscules qu’il m’était donné de contempler. J’ai gardé ce goût pour le détail, les choses ténues, quasiment invisibles. Comme la flore de la paroi et ces petits coussins de fleurs, les silènes acaules, que l’on trouve sur le sommet du Grand Capucin, dans le massif du Mont-Blanc.

Toute cette beauté nous entoure et nous nourrit. Il faut en être conscient et en éprouver de la gratitude. Pour moi, cela consiste à essayer de vivre aujourd’hui plus lentement, plus simplement. Temps et silence : deux éléments qui sont devenus des luxes aujourd’hui.

On peut grimper selon les âges de la vie de diverses manières. J’ai eu la chance de traverser toutes les disciplines, de la grimpe spontanée, enfant, au sport de haut niveau et à l’ascension de hautes parois, jusqu’à une pratique plus « contempl-active ». Notamment durant certaines aventures au long cours, partagées avec mon compagnon.

Au Venezuela, nous avons passé 15 jours à gravir la paroi du Salto Ángel, la plus haute chute d’eau du monde, entourés de quatre coéquipiers. Je me souviens d’une pluie diluvienne durant une nuit de bivouac. La cascade s’est mise à enfler. Totalement aspergés, nous avions l’impression d’être des marins en haute mer.

Vivre ces expériences-là rend plus humble. Nous restons des êtres humains avec un corps vulnérable. On apprend aussi le renoncement : où met-on le curseur en terme de risque ? L’escalade m’a apporté une connaissance plus fine de moi-même, dans un perpétuel ajustement entre retour à soi et retour au monde.

Resserrer son regard


Je me souviens de cette fissure large aux États-Unis, où je me suis retrouvée tétanisée par la peur. La chute pouvait être mortelle. Pour avancer, j’ai simplement resserré mon regard et recentré ma respiration au niveau du ventre. J’ai changé mon pouce d’inclinaison, j’ai tourné mon épaule, j’ai soudain aperçu une prise de pied sur laquelle pousser et je m’en suis sortie. Cela m’a éclairée sur le fait que dans le quotidien, quand on est piégé dans un tunnel d’obligations, on perd ce témoin qu’on a en soi, cette capacité de détachement. D’abord, resserrer son regard sur ce qu’on peut faire dans l’immédiat pour aller mieux, afin de retrouver une vision globale…

L’escalade et la vie m’ont enseigné que si l’on ne s’autorise pas à dépasser certaines de nos peurs de temps en temps, nous risquons de passer à côté de très belles choses. Des peurs, nous en avons tous. Les miennes peuvent paraître dérisoires à d’autres. Ne craignant pas le vide, j’ai été capable d’affronter des risques qui feraient frémir beaucoup de personnes tandis que je me sens handicapée dans certaines situations sociales tout à fait banales mais trop bruyantes pour moi.

Certains me disent : « Je ne pourrais jamais faire de l’escalade, j’ai le vertige. » Je veux leur dire : « Essayez ! » Lorsque nous avons le désir d’expérimenter quelque chose, nous sommes capables de bien plus que ce que nous imaginons.

Stéphanie Bodet

Source : La Vie

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