Déporté en 1943, ce résistant franc-comtois protestant en est sorti marqué par l'expérience de la mort mais aussi de la solidarité et de la foi vécues dans le camp. Il sera aux Etats généraux du christianisme, à Strasbourg, le 3 octobre.
En arrivant devant la grande porte du camp de concentration de Natzweiler-Struthof, en Alsace, l'odeur du four crématoire qui crachait sa fumée de cadavres m'a pris à la gorge. Dans cette atmosphère lourde, j'ai vu des hommes qui marchaient. J'en ai reconnu certains, résistants comme moi, croisés à la prison de Besançon. Leur visage avait changé, leur corps semblait brisé, ils ne ressemblaient déjà plus à des hommes. Une question m'a assailli : comment transforme-t-on des êtres humains ainsi en si peu de temps ? À 93 ans, ce souvenir de ma déportation est toujours inscrit en moi.
J'étais jeune quand je me suis engagé dans la résistance. À 20 ans, en 1942, après avoir grandi dans une famille protestante d'Allenjoie, en Franche-Comté, j'ai découvert la résistance lors d'un camp d'été de l'Union chrétienne des jeunes gens (UCJG). C'est le pasteur qui nous en a parlé et cela a fait écho à ma vision de la foi : une espérance active. Je ne suis pas du genre à me mettre à genou dans le recueillement et à demander à Dieu de résoudre mes problèmes. La prière, à mes yeux, doit s'accompagner d'une mise en pratique, sinon elle est vide.
Dessinateur industriel à l'usine de Peugeot, j'étais bon pour le service du travail obligatoire (STO). Grâce au responsable de la résistance de Montbéliard, un pasteur lui aussi, j'ai changé de nom et suis devenu surveillant dans un établissement scolaire protestant à Glay, à 18 km de chez moi. Avec un professeur et quelques jeunes de l'internat, nous avons organisé un groupe. Mais la Wehrmacht nous a contrôlés alors que nous transportions des armes.
« La loi allemande est claire : vous serez fusillés. » Le verdict est tombé le 24 décembre 1943. Cette condamnation ne m'a pas surpris ni même attristé : j'ai accepté la possibilité de cette mort-là quand j'ai choisi de résister. En attendant le jour fatidique dans notre cellule, je sortais parfois ma petite Bible tolérée par la sentinelle, et nous fredonnions des cantiques avec mes camarades, persuadés de la fin de notre combat.
Je n'ai jamais pensé que c'était une autre sorte de « mort » qui m'attendait. Et pourtant... nous n'avons finalement pas fait face au fusil, ensemble, en chantant la Marseillaise, comme nous le pensions. Nous avons été envoyés en camp de concentration. « Vous rentrez par la porte, vous sortirez par la cheminée », ont dit les SS à notre arrivée. Deux N ont été peints en rouge sur les vêtements qu'on nous a donnés à l'entrée du camp de Natzweiler-Struthof : nous sommes devenus « Nacht und Nebel », destinés à mourir dans la « nuit et le brouillard ». Tout nous a été enlevé. Jusqu'à notre nom. Nous étions engloutis dans les 12 heures de travail par jour, sous les morsures de la faim : celle-ci brise les hommes. L'objectif des SS était de se débarrasser de nous.
C'est un effort énorme que de résister à cela : chaque geste doit être pensé pour éviter la réprimande. Le danger est partout, garder une santé psychologique est un combat constant. J'ai prié... jusqu'à ce que j'en oublie les mots. On vivait avec les morts : un matin, je me suis réveillé, et mon voisin était décédé. On mourait de faiblesse, d'avoir été battu... Puis, je suis tombé malade, atteint de la diphtérie à peine deux mois après être arrivé. Nous avons été 15 à entrer dans le Revier, une baraque où la plupart des malades agonisaient. Je suis un des rares à en être sorti vivant.
Je n'ai jamais cessé de croire en Dieu, je n'ai jamais perdu espoir. Et quand je me suis cru mort, c'est l'acte de solidarité de mes camarades qui m'a sauvé et m'a transformé à jamais. Car en sortant de ma maladie, avec 25 kg en moins, je ne tenais pas debout seul. Face à la déshumanisation du camp, nous avions quand même réussi à mettre en place un système d'entraide. Chaque prisonnier prélevait sur sa ration de pain une petite partie, de la taille d'un ongle, pour aider ceux qui traversaient une « mauvaise période ». Avant d'être malade, j'en avais récolté pour les autres. Mais recevoir cette solidarité, tenir dans mes mains trois fois ma ration normale de pain... peu de mots peuvent traduire ce sentiment. Si je suis encore sur terre, c'est parce que les copains se sont privés pour moi.
La force que cette période m'a donnée ne m'a plus quitté. Dans les camps, il n'y avait plus de classes sociales : nous avons vécu une fraternité qui dépasse toutes les frontières que l'on retrouve dans la société. Parfois, avec quelques protestants, nous nous cachions pour une petite prière, ultime défiance à l'interdiction de se regrouper.
Au Revier, j'ai été auprès d'un général mourant pendant une semaine. Il était catholique et ne connaissait pas le protestantisme ! Nous avons discuté des différences entre nos religions et de leurs points communs jusqu'à son dernier souffle. C'est à Dachau, en 1944, que j'ai ressenti ce lien indestructible entre des hommes qui vivaient l'expérience de la résistance jusque dans leur chair. Avec 18 autres personnes de mon baraquement, le jour de notre libération, en mai 1945, nous nous sommes promis de nous revoir. Chaque année, nous nous retrouvons chez l'un ou chez l'autre. J'ai fait le tour de la France comme ça !
Cette amitié a été d'autant plus importante que rentrer n'a pas été facile. Pendant 20 ans, je n'ai pas parlé de ma déportation. J'ai pu l'exprimer à Jacqueline - qui est devenue mon épouse en 1946 -, car elle savait que j'en avais besoin pour me « désintoxiquer » des camps, pour me libérer. Mais l'émotion m'assaillait quand les collègues de chez Peugeot, où j'ai fait toute ma carrière jusqu'à devenir cadre, me posaient des questions. Depuis que je suis à la retraite, je rencontre régulièrement des élèves dans les écoles. Dans les camps, on disait souvent qu'il fallait survivre pour raconter. J'essaie de transmettre aux enfants la foi que la déportation n'a pas brisée en moi.
Les étapes de sa vie
1922 Naissance à Allenjoie (Doubs).
Été 1942 S'engage dans la résistance avec l'Organisation civile et militaire (OCM).
Mars 1943 Devient Pierre Georges.
Novembre 1943 Arrêté et emprisonné à Montbéliard puis à Besançon.
24 décembre 1943 Condamné à mort.
13 avril 1944 Déporté à Natzweiler-Struthof, en Alsace.
Septembre 1944 Transféré à Dachau, en Allemagne.
27 mai 1945 Rentre à Allenjoie, chez ses parents.
3 août 1946 Épouse Jacqueline, avec qui il aura trois enfants.
Depuis 2007 Président de l'Amicale nationale de Natzweiler-Struthof.
2015 Élevé au grade de commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur.
En arrivant devant la grande porte du camp de concentration de Natzweiler-Struthof, en Alsace, l'odeur du four crématoire qui crachait sa fumée de cadavres m'a pris à la gorge. Dans cette atmosphère lourde, j'ai vu des hommes qui marchaient. J'en ai reconnu certains, résistants comme moi, croisés à la prison de Besançon. Leur visage avait changé, leur corps semblait brisé, ils ne ressemblaient déjà plus à des hommes. Une question m'a assailli : comment transforme-t-on des êtres humains ainsi en si peu de temps ? À 93 ans, ce souvenir de ma déportation est toujours inscrit en moi.
J'étais jeune quand je me suis engagé dans la résistance. À 20 ans, en 1942, après avoir grandi dans une famille protestante d'Allenjoie, en Franche-Comté, j'ai découvert la résistance lors d'un camp d'été de l'Union chrétienne des jeunes gens (UCJG). C'est le pasteur qui nous en a parlé et cela a fait écho à ma vision de la foi : une espérance active. Je ne suis pas du genre à me mettre à genou dans le recueillement et à demander à Dieu de résoudre mes problèmes. La prière, à mes yeux, doit s'accompagner d'une mise en pratique, sinon elle est vide.
Dessinateur industriel à l'usine de Peugeot, j'étais bon pour le service du travail obligatoire (STO). Grâce au responsable de la résistance de Montbéliard, un pasteur lui aussi, j'ai changé de nom et suis devenu surveillant dans un établissement scolaire protestant à Glay, à 18 km de chez moi. Avec un professeur et quelques jeunes de l'internat, nous avons organisé un groupe. Mais la Wehrmacht nous a contrôlés alors que nous transportions des armes.
« La loi allemande est claire : vous serez fusillés. » Le verdict est tombé le 24 décembre 1943. Cette condamnation ne m'a pas surpris ni même attristé : j'ai accepté la possibilité de cette mort-là quand j'ai choisi de résister. En attendant le jour fatidique dans notre cellule, je sortais parfois ma petite Bible tolérée par la sentinelle, et nous fredonnions des cantiques avec mes camarades, persuadés de la fin de notre combat.
Je n'ai jamais pensé que c'était une autre sorte de « mort » qui m'attendait. Et pourtant... nous n'avons finalement pas fait face au fusil, ensemble, en chantant la Marseillaise, comme nous le pensions. Nous avons été envoyés en camp de concentration. « Vous rentrez par la porte, vous sortirez par la cheminée », ont dit les SS à notre arrivée. Deux N ont été peints en rouge sur les vêtements qu'on nous a donnés à l'entrée du camp de Natzweiler-Struthof : nous sommes devenus « Nacht und Nebel », destinés à mourir dans la « nuit et le brouillard ». Tout nous a été enlevé. Jusqu'à notre nom. Nous étions engloutis dans les 12 heures de travail par jour, sous les morsures de la faim : celle-ci brise les hommes. L'objectif des SS était de se débarrasser de nous.
C'est un effort énorme que de résister à cela : chaque geste doit être pensé pour éviter la réprimande. Le danger est partout, garder une santé psychologique est un combat constant. J'ai prié... jusqu'à ce que j'en oublie les mots. On vivait avec les morts : un matin, je me suis réveillé, et mon voisin était décédé. On mourait de faiblesse, d'avoir été battu... Puis, je suis tombé malade, atteint de la diphtérie à peine deux mois après être arrivé. Nous avons été 15 à entrer dans le Revier, une baraque où la plupart des malades agonisaient. Je suis un des rares à en être sorti vivant.
Je n'ai jamais cessé de croire en Dieu, je n'ai jamais perdu espoir. Et quand je me suis cru mort, c'est l'acte de solidarité de mes camarades qui m'a sauvé et m'a transformé à jamais. Car en sortant de ma maladie, avec 25 kg en moins, je ne tenais pas debout seul. Face à la déshumanisation du camp, nous avions quand même réussi à mettre en place un système d'entraide. Chaque prisonnier prélevait sur sa ration de pain une petite partie, de la taille d'un ongle, pour aider ceux qui traversaient une « mauvaise période ». Avant d'être malade, j'en avais récolté pour les autres. Mais recevoir cette solidarité, tenir dans mes mains trois fois ma ration normale de pain... peu de mots peuvent traduire ce sentiment. Si je suis encore sur terre, c'est parce que les copains se sont privés pour moi.
La force que cette période m'a donnée ne m'a plus quitté. Dans les camps, il n'y avait plus de classes sociales : nous avons vécu une fraternité qui dépasse toutes les frontières que l'on retrouve dans la société. Parfois, avec quelques protestants, nous nous cachions pour une petite prière, ultime défiance à l'interdiction de se regrouper.
Au Revier, j'ai été auprès d'un général mourant pendant une semaine. Il était catholique et ne connaissait pas le protestantisme ! Nous avons discuté des différences entre nos religions et de leurs points communs jusqu'à son dernier souffle. C'est à Dachau, en 1944, que j'ai ressenti ce lien indestructible entre des hommes qui vivaient l'expérience de la résistance jusque dans leur chair. Avec 18 autres personnes de mon baraquement, le jour de notre libération, en mai 1945, nous nous sommes promis de nous revoir. Chaque année, nous nous retrouvons chez l'un ou chez l'autre. J'ai fait le tour de la France comme ça !
Cette amitié a été d'autant plus importante que rentrer n'a pas été facile. Pendant 20 ans, je n'ai pas parlé de ma déportation. J'ai pu l'exprimer à Jacqueline - qui est devenue mon épouse en 1946 -, car elle savait que j'en avais besoin pour me « désintoxiquer » des camps, pour me libérer. Mais l'émotion m'assaillait quand les collègues de chez Peugeot, où j'ai fait toute ma carrière jusqu'à devenir cadre, me posaient des questions. Depuis que je suis à la retraite, je rencontre régulièrement des élèves dans les écoles. Dans les camps, on disait souvent qu'il fallait survivre pour raconter. J'essaie de transmettre aux enfants la foi que la déportation n'a pas brisée en moi.
Les étapes de sa vie
1922 Naissance à Allenjoie (Doubs).
Été 1942 S'engage dans la résistance avec l'Organisation civile et militaire (OCM).
Mars 1943 Devient Pierre Georges.
Novembre 1943 Arrêté et emprisonné à Montbéliard puis à Besançon.
24 décembre 1943 Condamné à mort.
13 avril 1944 Déporté à Natzweiler-Struthof, en Alsace.
Septembre 1944 Transféré à Dachau, en Allemagne.
27 mai 1945 Rentre à Allenjoie, chez ses parents.
3 août 1946 Épouse Jacqueline, avec qui il aura trois enfants.
Depuis 2007 Président de l'Amicale nationale de Natzweiler-Struthof.
2015 Élevé au grade de commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur.