lundi 7 février 2011
Présence pure d'Alzheimer avec Christian Bobin
Dans un livre délicat, La Présence pure, l’écrivain du Creusot a conté l’accompagnement de son père, atteint de la maladie Alzheimer. Il montre comment cette maladie renvoie le « bien portant » à ses propres limites.
Si vous, Christian Bobin, poète de la présence, appreniez que vous êtes touché par cette maladie de l’absence, comment réagiriez-vous ?
Pour quelqu’un qui voue sa vie à l’écriture, perdre cette capacité, et le sens immédiat des choses, cela doit être très… Comment dire… ? (long silence). Je crois que je garderais le lien d’émerveillement avec la vie. Curieusement, l’émerveillement est le propre de cette maladie. Elle s’est annoncée chez mon père par des paroles étranges, mais j’ignorais alors que c’était les premières marques, au dedans, de cette bête qui ronge la conscience et en laisse assez pour qu’il connaisse, par instants, l’horreur d’être là. Mon père, revenant de courses, – un trajet quotidien, depuis des dizaines d’années, dans les rues du Creusot – dit : « Je ne reconnais plus rien, tout est neuf. Je suis très étonné : le monde est neuf. » J’aimerais rester dans une relation d’émerveillement… et ne pas trop faire souffrir mon entourage. Mais est-ce possible ?
Cette maladie est très douloureuse pour les proches ?
Effectivement. Et j’entends souvent dire : « À quoi sert de leur rendre visite, ils ne nous reconnaissent plus… Un père ne reconnaît plus son fils, une femme ne reconnaît plus son mari… » Les mots se sont cassés comme de la porcelaine ; le langage est « ébréché », affecté, mais pas le cœur profond. Le langage est comme une coupe qui serait remplie à ras bord de silence, de lumière et de sens ; cette coupe, de par le choc de la maladie, perd un peu de son contenu ; ce qui fait que le malade ne retrouve plus les mots adéquats. En revanche, le cœur est intact, et le lien demeure même s’il est remis aux puissances du silence, du secret, de la pudeur – et de « choses » difficiles à reconnaître et à nommer.
L’accompagnement de votre papa a-t-il changé votre façon de voir votre métier d’écrivain ?
Ma vie est vouée à une bouteille d’encre. Mon existence est pleine de tâches d’encre, du bruit de pages tournées… Je lis beaucoup, j’écris beaucoup. Mais tout ça, n’est-ce pas inutile, dans un sens ? Ça l’était en tout cas quand je me trouvais assis à côté de mon père, à côté des personnes devenues ses frères parce qu’elles étaient affectées du même mal. Ma pauvre science d’écrivain n’avait plus d’emploi quand j’étais à côté de mon père, souriant et comme rêveur, avec son visage traversé de nuages erratiques. Étrangement, moi qui ne peux me passer de lire ou d’écrire, je n’avais plus besoin de cela quand j’étais avec lui.
Vous racontez : « Mon père, lui, n’a plus ce souci des apparences. Plusieurs fois je l’ai vu se pencher comme un adolescent devant des malades particulièrement disgraciés et leur dire : "Vous avez un merveilleux visage, je ne vous oublierai jamais." » Vous ajoutez : « Cette scène à chaque fois me bouleverse comme si l’infirmité pendant un instant n’était plus dans le camp de mon père mais dans le mien. » Cette maladie vous a-t-elle révélé certaines de vos infirmités ?
Oh, oui ! On aide jamais assez ses proches et autrui. On est maladroit, on ne sait pas toujours comment faire, mais peu importe : on aide jamais assez. Bien sûr, cela montre nos déficiences. Mais cela révèle aussi quelque chose qui est en nous. Blaise Pascal dit que, lorsque nous voyons un homme qui boîte, on ne s’offusque pas, on n’est pas irrité. Par contre, on s’impatiente, on s’irrite vite devant un homme qui bégaye ou qui ne trouve pas ses mots. Pourquoi ? Dans le premier cas, l’infirmité ne parle que de la personne et de son corps. Dans le deuxième cas, l’infirmité parle de toute l’espèce humaine, de la fragilité de l’esprit, de celle de notre langage, le manque d’assise de nos savoirs. C’est devant nous-mêmes que nous nous irritons.
« Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe », écrivez-vous. On a du mal à vous croire lorsqu’on voit certaines « épaves » ?
Les vraies « épaves », c’est nous-mêmes ! Il n’y a aucune différence entre eux et nous, je le dis avec le maximum de puissance possible. Aucune différence entre un humain et un autre humain. Simplement, il y a une muraille, par moment invisible, qui est celle de notre propre intelligence.
Vous citez également saint Jean (21, 18) : « quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra la ceinture, et il te mènera où tu ne veux pas. » Prophétique ?
Cette parole est bouleversante… Elle est loin d’être la seule. La Bible, les Évangiles particulièrement, tombe comme des rayons en oblique sur la table de chacun de nos jours et les éclaire. C’est aujourd’hui que les choses se passent. C’est aujourd’hui le jugement dernier, aujourd’hui la Passion, aujourd’hui la Résurrection. Tous ces évènements se réalisent dans chacun de nos jours. Enfin, c’est ce que je crois. Voici pourquoi chaque jour est à la fois plus dense, plus menaçant, et plus réjouissant.
Source "Famille Chrétienne" de Luc Adrian
Si vous, Christian Bobin, poète de la présence, appreniez que vous êtes touché par cette maladie de l’absence, comment réagiriez-vous ?
Pour quelqu’un qui voue sa vie à l’écriture, perdre cette capacité, et le sens immédiat des choses, cela doit être très… Comment dire… ? (long silence). Je crois que je garderais le lien d’émerveillement avec la vie. Curieusement, l’émerveillement est le propre de cette maladie. Elle s’est annoncée chez mon père par des paroles étranges, mais j’ignorais alors que c’était les premières marques, au dedans, de cette bête qui ronge la conscience et en laisse assez pour qu’il connaisse, par instants, l’horreur d’être là. Mon père, revenant de courses, – un trajet quotidien, depuis des dizaines d’années, dans les rues du Creusot – dit : « Je ne reconnais plus rien, tout est neuf. Je suis très étonné : le monde est neuf. » J’aimerais rester dans une relation d’émerveillement… et ne pas trop faire souffrir mon entourage. Mais est-ce possible ?
Cette maladie est très douloureuse pour les proches ?
Effectivement. Et j’entends souvent dire : « À quoi sert de leur rendre visite, ils ne nous reconnaissent plus… Un père ne reconnaît plus son fils, une femme ne reconnaît plus son mari… » Les mots se sont cassés comme de la porcelaine ; le langage est « ébréché », affecté, mais pas le cœur profond. Le langage est comme une coupe qui serait remplie à ras bord de silence, de lumière et de sens ; cette coupe, de par le choc de la maladie, perd un peu de son contenu ; ce qui fait que le malade ne retrouve plus les mots adéquats. En revanche, le cœur est intact, et le lien demeure même s’il est remis aux puissances du silence, du secret, de la pudeur – et de « choses » difficiles à reconnaître et à nommer.
L’accompagnement de votre papa a-t-il changé votre façon de voir votre métier d’écrivain ?
Ma vie est vouée à une bouteille d’encre. Mon existence est pleine de tâches d’encre, du bruit de pages tournées… Je lis beaucoup, j’écris beaucoup. Mais tout ça, n’est-ce pas inutile, dans un sens ? Ça l’était en tout cas quand je me trouvais assis à côté de mon père, à côté des personnes devenues ses frères parce qu’elles étaient affectées du même mal. Ma pauvre science d’écrivain n’avait plus d’emploi quand j’étais à côté de mon père, souriant et comme rêveur, avec son visage traversé de nuages erratiques. Étrangement, moi qui ne peux me passer de lire ou d’écrire, je n’avais plus besoin de cela quand j’étais avec lui.
Vous racontez : « Mon père, lui, n’a plus ce souci des apparences. Plusieurs fois je l’ai vu se pencher comme un adolescent devant des malades particulièrement disgraciés et leur dire : "Vous avez un merveilleux visage, je ne vous oublierai jamais." » Vous ajoutez : « Cette scène à chaque fois me bouleverse comme si l’infirmité pendant un instant n’était plus dans le camp de mon père mais dans le mien. » Cette maladie vous a-t-elle révélé certaines de vos infirmités ?
Oh, oui ! On aide jamais assez ses proches et autrui. On est maladroit, on ne sait pas toujours comment faire, mais peu importe : on aide jamais assez. Bien sûr, cela montre nos déficiences. Mais cela révèle aussi quelque chose qui est en nous. Blaise Pascal dit que, lorsque nous voyons un homme qui boîte, on ne s’offusque pas, on n’est pas irrité. Par contre, on s’impatiente, on s’irrite vite devant un homme qui bégaye ou qui ne trouve pas ses mots. Pourquoi ? Dans le premier cas, l’infirmité ne parle que de la personne et de son corps. Dans le deuxième cas, l’infirmité parle de toute l’espèce humaine, de la fragilité de l’esprit, de celle de notre langage, le manque d’assise de nos savoirs. C’est devant nous-mêmes que nous nous irritons.
« Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe », écrivez-vous. On a du mal à vous croire lorsqu’on voit certaines « épaves » ?
Les vraies « épaves », c’est nous-mêmes ! Il n’y a aucune différence entre eux et nous, je le dis avec le maximum de puissance possible. Aucune différence entre un humain et un autre humain. Simplement, il y a une muraille, par moment invisible, qui est celle de notre propre intelligence.
Vous citez également saint Jean (21, 18) : « quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra la ceinture, et il te mènera où tu ne veux pas. » Prophétique ?
Cette parole est bouleversante… Elle est loin d’être la seule. La Bible, les Évangiles particulièrement, tombe comme des rayons en oblique sur la table de chacun de nos jours et les éclaire. C’est aujourd’hui que les choses se passent. C’est aujourd’hui le jugement dernier, aujourd’hui la Passion, aujourd’hui la Résurrection. Tous ces évènements se réalisent dans chacun de nos jours. Enfin, c’est ce que je crois. Voici pourquoi chaque jour est à la fois plus dense, plus menaçant, et plus réjouissant.
Source "Famille Chrétienne" de Luc Adrian
Extraits de « La Présence pure »
« Mon père dans ses promenades aime qu’on le prenne par la main, comme ces enfants qui dans les aires de jeux marchent craintivement sur une poutre étroite, réconfortés par le poids, dans leur main, d’une main aimante.
Il me faut à chaque fois quelques minutes pour aller à son pas et le rejoindre dans cette lenteur propre au début à et à la fin de la vie.
Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd’hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu’il s’est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce.
Dans ce monde qui ne rêve que de beauté et de jeunesse, la mort ne peut plus venir qu’à la dérobée, comme un serviteur disgracieux que l’on ferait passer par l’office. »
« Si saint Thomas met ses doigts sur les plaies du Christ ressuscité, c’est moins pour mettre fin à ses doutes que parce qu’il y a des instants où la vie est allée si loin dans la perte et où sa présence est si brûlante qu’il ne reste plus qu’à se taire – et toucher du bout des doigts le corps miraculé de l’autre. Ils le savent à leur façon, les Christ assis sur des fauteuils en face d’un mur, à la maison d’extrême séjour. »
Christian Bobin, ext. choisis par L. A.
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