jeudi 9 novembre 2023

Le sens de l’exercice

Dans la dernière lettre d’octobre, Jacques nous parle « du mystère, du miracle : je respire! » Et nous interroge : « Qu'est-ce que je pourrais faire afin de rester en contact avec cette part de moi-même trop souvent ignorée ? Réponse ... un exercice ! »


Un exercice pour savoir que je respire ?

N’est-ce pas un peu ennuyeux ?… Tout le monde respire !

Je sais bien que je respire, que je suis assis (za-zen), que je marche (kin-hin).

Comme tout le monde ! N’avez-vous pas autre chose à proposer ?

Le Zen ne s’intéresse-t-il qu’à ce genre de considérations si terre à terre ?

Ces questions classiques, que tout pratiquant ne manque pas de se poser plus ou moins rapidement, sont les signes d’une pratique égocentrée.

Ces questions balaient d’un revers de mental hautain les différentes expériences telles que marcher, être assis, respirer, considérées comme banales et inintéressantes par le Moi, qui a un savoir au sujet du but à atteindre : un calme, une sagesse idéalisés, forcément grandioses.

Ce savoir coupe la personne, enfermée dans des concepts, de la vraie valeur de l’exercice.

Cette capacité que l’homme a de préméditer un résultat, qui serait conforme à ses attentes, le met dans un état de tension intérieure : oppositions, comparaisons, désirs et refus le maintiennent dans des idées sur l’exercice, et le mènent dans une impasse : une pratique menée par le mental, pour le mental.

Pratiquant ainsi, l’homme reste à la surface de lui-même, et oscille entre réussites et échecs : expériences douces, agréables ou paisibles, si elles correspondent à ce qu’il attend de la pratique, et expériences austères, désagréables, dérangeantes si elles ne vont pas dans son sens.

C’est ainsi que l’on peut tourner en rond, en s’appuyant sur les savoirs et les attentes de la conscience ordinaire, rationnelle, lorsque l’on pratique un exercice.

« Si l’homme occidental perçoit l’impasse à laquelle sa pensée l’a conduit, il reconnaitra qu’il est vain d’en sortir par les moyens mêmes qui l’ont créée » K.G. Durckheim

Alors, comment contacter « cette part de nous-mêmes trop souvent ignorée » ?

En se situant avant tout hors de la conscience ordinaire.

Et pour cela, au grand dam de l’ego, il faut revenir à des exercices simples (et non pas simplistes) tels que je respire, je marche (kin-hin), je suis assis (za-zen), et les engager à partir d’un centre autre que le mental, l’intellect.

Cet autre point d’appui, c’est la redécouverte du centre vital de l’homme, Hara : renaissance d’une conscience primitive, pré-mentale, qui n’a rien à voir avec nos capacités physiques ou intellectuelles mais qui est à retrouver dans nos origines, nos « tripes ». Connaissance de soi instantanée, physique, sensitive, sensorielle, qui nous plonge dans le monde du sentir, du corps vivant (Leib en allemand).

Participer et agir en fonction de ce que nous sentions, ressentions, emportés par l’élan vital de tout notre être : nous ne connaissions que cette conscience là au début de notre existence (fœtus, bébé, jeune enfant) ; elle était même notre seule manière d’être au monde.

La conscience corporelle précède la naissance de la conscience propre à l’être humain et de ses formidables capacités de pensée, d’organisation, de maîtrise, de développement … et de destruction ! Si, pour définir cette conscience humaine, pilier et centre de nos sociétés, Durckheim ne parle que de conscience ordinaire, et même de « conscience routinière », sans doute passons nous à côté d’une conscience moins ordinaire : quel mystère !

En prenant tout notre espace intérieur et extérieur, cette manière d’être rationnellement conscient nous fait oublier notre vraie nature : nous sommes des êtres vivants avant d’être des êtres pensants.

« L’homme centré sur le moi met en danger ce lien à la force de vie originelle qu’il est encore …

Le développement de hara, conscience corporelle sensitive, représente la relation originelle de l’homme avec les puissances de la Grande Vie. Cette conscience est le lien non encore rompu avec la nature » K.G. Durckheim

La vraie raison d’être de l’exercice est de retrouver, à l’âge adulte, « ce lien à la force de vie originelle » que nous sommes encore, « ce lien à la nature ».

Quels que soient notre âge, nos conditions de vie, nos difficultés existentielles, notre santé, les exercices sur la voie nous ramèneront toujours à sentir, goûter et participer à un geste du tout corps vivant, un geste jaillissant de notre essence, de notre appartenance au vivant.

Reprendre contact avec cette part de soi trop souvent ignorée, c’est pratiquer Za-zen, kin-hin ou tout autre exercice en accord avec ce principe : libérer un geste originel, simple, voulu par la vie, tel que respirer, marcher, être assis …

L’exercice, maîtrisé et pratiqué inlassablement sans but (d’acquérir un savoir ou une faculté supplémentaire), c’est réellement sentir « rien que » je respire, je marche, je suis assis… Sentir que je participe à un évènement bien plus grand que moi, et que Moi, « je n’y suis pour rien !».

Ainsi, peut-être, chacun de nous pourra-t-il s’écrier un jour : « Quel miracle, je respire ! »


Joël PAUL

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