Montaigne écrit : « Qui craint de souffrir, il souffre déjà ce qu'il craint.» Sur le chemin de la liberté, pour accueillir la vie avec joie, il sied de prendre le problème du mal à bras- le-corps. Toutes nos peurs s'y résument. Derrière chacune d'elles, il y a la crainte causée par la souffrance. Tous les matins, je me lève en voulant à tout prix éviter les tracas, les petits accrocs. Et, tôt ou tard, ils arrivent. Rien de fort original! Le Bouddha avait déjà dit que tout est «dukkha », tout est souffrance, insatisfaction. Et même le plaisir passe. Quoi que je fasse, la vie me promet des tourments et je finirai bien par mourir. Le constat peut terrasser ou, au contraire, venir ôter une illusion tenace: souhaiter tout maîtriser et purger l'existence de toute peine. J'ai beau me barricader, la maladie, les déceptions seront immanquablement au rendez-vous. Nul besoin d'endurer le martyr ni la torture, chaque heure, ou presque, charrie son lot de désagréments. Et je note que souvent, nous sommes plus aptes à affronter les grandes épreuves que les petites difficultés quotidiennes.
Bref, je me heurte à cette douloureuse impasse : je ressens un féroce désir de ne plus souffrir et la réalité veut que, quoi que j'entreprenne, il se présentera toujours quelques mauvaises passes. Et voilà que je sombre dans la crainte. Lorsque je regarde mes enfants jouer, je songe presque à chaque fois que j'ai oublié leur innocence. Ils sont totalement enracinés dans le présent. Aucune peur, aucune attente, nulle ombre ne vient troubler leurs amusements. Ce que je cherche désespérément par la philosophie, la joie, ils le possèdent déjà. Ils ont cet état d'esprit libre et joyeux qui ne se méfie pas encore du réel. Souvent, je tremble qu'ils perdent leur candeur, cette confiance innée que l'adulte ne connaît plus. Les revers de fortune, l'éducation, et tant de déconvenues nous poussent à fourbir nos armes, à nous réfugier dans d'épaisses cuirasses, et à craindre malgré tout. Comment, dès lors, recouvrer une légèreté aussi éloignée de la naïveté béate que du soupçon systématique? D'abord, je peux m'exercer à ne plus discuter le réel, à ne plus refuser ce que j'ai sous les yeux. Et commencer par le plus rudimentaire. À quoi bon pousser de hauts cris pour une vaisselle cassée ? Pourquoi s'attarder en de stériles querelles? Quelle perte de temps et d'énergie! Il est tant de malheurs qui peuvent être écartés grâce à un peu de bonne volonté, de pardon, ou de tolérance. Mais que faire des inévitables coups du sort?
Ici, accepter que la souffrance fasse partie de notre condition ne tient pas de la résignation. II s'agit plutôt de ne pas dilapider nos ressources en de vains combats pour les réserver à des causes plus fécondes. Et, pour prendre des forces, pourquoi ne pas nous saturer de joie lors des minutes heureuses que prodigue l'existence ? Les vivre à fond permet d'affronter les inévitables revers: Sur la route, un mot de Jean XXIII m'aide: « Je dois faire chaque chose, réciter chaque prière, observer chaque règle, comme si je n'avais rien d'autre à faire, comme si le Seigneur m'avait mis au monde uniquement pour bien faire cette action et qu'à son bon accomplissement était attachée ma satisfaction, sans tenir compte de ce qui précède ou de ce qui suit. » Donc un réalisme joyeux est possible: connaître l'existence et ses règles du jeu et, loin de s'en accabler, y puiser sa force pour jubiler tout de même, à chaque instant.
• ALEXANDRE JOLLIEN est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Il est l'auteur notamment, d'Éloge de la faiblesse et de la Construction de soi.