vendredi 12 février 2016

Vie des affaires et vie spirituelle : entretien avec Daniel Roumanoff (3)

 — Swami Prajnanpad demandait d'aller jusqu'au bout de ses désirs pour les accomplir, pour ensuite, par delà le désir, découvrir l'état sans désir ?

Oui, c’est pas l'expérience du désir qu’on arrive au non-désir, et non pas en plaçant celui-ci au départ. On trouve beaucoup d’anecdotes qui montrent cela dans les Upanishads. Je pense à Yajna-valkya, considéré comme le plus grand sage de son époque. Il était marié, avait deux femmes, un serviteur et ne dédaignait pas du tout les richesses matérielles, comme le montre l’épisode où il s’empare des mille vaches du roi Janaka. II vivait au milieu de choses, au milieu du monde, dans le flux de la vie avec tous ses aspects. Et c’est ainsi qu’il a grandi, qu’il est arrivé au détachement. C’est le détachement par les affaires.

 — Nous arrivons à la troisième phase de votre vie : la création de votre entreprise.

 J’étais très inquiet au départ. Je pensais n’être pas doué pour ce métier et je pensais aussi que le monde des affaires n’était peuplé que de requins malhonnêtes qui allaient constamment chercher à me tromper. J'ai donc commencé en m’associant avec des amis de mes parents, qui me paraissaient être des hommes d’affaires chevronnés. Mais en quelques mois je me suis rendu compte de mon erreur, car justement ils avaient par trop ce qu’on appelle « le sens des affaires ». Je vais vous donner deux exemples. Grâce à mes contact avec l’Inde on importait des foulards indiens. Il y avait une grosse demande, mais les Indiens livraient toujours en retard. Alors mon partenaire a voulu qu'on commande dix fois la quantité de nos besoins réels, qu’on prenne livraison de la petite quantité qui arrivait dans les délais prévus, et qu’on refuse le reste sous prétexte que c’était au delà des délais. Juridiquement, il n'y avait rien à redire. Mais j'avais établi des relations de confiance avec les Indiens et je savais qu'ils auraient un mal fou à récupérer la marchandise refusée. Problèmes de douanes, de devises, etc. Mon associé ne voulait rien entendre de cela. Il fallait profiter au maximum, gagner au maximum, sinon c'est nous qui nous ferions avoir. Moi, j'étais un idéaliste, un rêveur... Deuxième anecdote. Certaines marchandises arrivaient défectueuses. Alors quand les clients venaient acheter, mon associé montrait les bons produits puis, la commande passée, bourrait le fond du carton des mauvais produits qu'il recouvrait des bons. C'est une pratique courante, qu'on retrouve souvent sur les marchés. Moi, je trouvais cela scandaleux, et je ne pouvais pas continuer à travailler comme cela.
Nous nous sommes donc séparés et j’ai créé une autre société faisant le même commerce. Pour eux, je vivais dans les nuages, sans le minimum de réalisme nécessaire à la réussite dans les affaires.
Pour moi, ce n’était pas en trompant constamment les gens qu’on pouvait réussir. On se surveillait mutuellement pour savoir lequel était dans le vrai, et voir ce qui allait se passer. Dès ma première année, mon chiffre d'affaires a été le double du leur. Puis, nos deux chiffres ont augmenté mais le mien restant toujours double du leur. Je n’étais donc pas aussi inefficace qu'ils croyaient, et on pouvait réussir en étant honnête. Mais également, et cela me troublait, leur réussite montrait qu’on pouvait aussi réussir en étant malhonnête. Puis je me suis rendu compte que « qui se ressemble s’assemble ». Ils avaient tellement peur d’être trompés qu’ils discutaient les prix à mort, que les fournisseurs étaient obligés de tellement baisser les prix qu’ils fournissaient une qualité inférieure, qui finalement ne satisfaisait pas vraiment les clients. Ceux-ci vendaient donc moins volontiers ces produits, et en conséquence avaient du mal à les payer. Ayant beaucoup d’impayés, mes anciens amis en concluaient que « les gens étaient malhonnêtes », et la boucle était bouclée. Leurs résultats, leur expérience confirmaient leur philosophie de départ. Cela a duré pendant douze ans puis ils ont fait faillite. Ils ont pensé faire un gros coup en trompant quelqu’un, mais il y avait un piège et c'est eux qui sont tombés.

 En appliquant des principes d'honnêteté je me suis rendu compte que cela fonctionnait très bien. Il y a une histoire concernant Birla, que j'aime beaucoup. Il avait appris qu’un des ses employés venait de donner sa démission. Très surpris, il avait demandé une enquête. "Comment pouvait-on quitter son entreprise alors qu'elle donnait des conditions de travail supérieures à tout ce qu'on pouvait trouver ailleurs ? " Par cette histoire j’ai compris que dans les relations avec le personnel l’élément déterminant était sa satisfaction, le sentiment de son propre accomplissement. Le salaire joue un rôle mais n’est pas tout. De la même manière qu’au travers de l’entreprise je cherche mon propre épanouissement, les employés, les fournisseurs, les clients cherchent eux aussi à travers leur travail leur propre épanouissement. Donc pour obtenir quelque chose de quelqu’un, je dois essayer de le satisfaire. Satisfait, en profondeur, il sera à son tour prêt à tout faire pour me satisfaire. C’est à l’opposé de ce qu’on dit du monde des affaires : chacun pour soi, croc-en-jambe chaque fois que possible, jouissance de la chute de l’autre. Ma préoccupation essentielle a été de trouver où se situait l’intérêt de l’autre, et de chercher à le satisfaire.

 — D'une façon pratique, comment arrivez-vous à connaître l’intérêt véritable d’une personne et comment le satisfaire ?

J’ai fait du recrutement, pour lequel j’ai passé des milliers d’entretiens. Et j’ai constaté qu’il y a très peu de gens qui recherchent un travail, c’est-à-dire dont l’activité dans la profession est la motivation première. La plupart recherchent un revenu et donc demandent combien on va les payer, quels sont les avantages sociaux, quelle est la période des vacances. Ils sont préoccupés de ce qu’ils vont recevoir, non de ce qu’ils vont donner. Dans l’entretien il y a une sorte d’explicitation de ce que l’on veut et de ce que l’on attend, des deux côtés. Et cela correspond ou non. On peut être d’accord au départ, il restera à voir ensuite si cela continue et si le travail correspond à ce que demande l’épanouissement de la personne. Cela ne dure pas forcément toute la vie, mais à chaque instant on doit avoir plaisir à travailler, on doit faire une expérience enrichissante. Le travail est un mode d’expérience et d’élargissement qui doit nourrir, indépendamment du gain pécuniaire. Mais chacun a son tempérament. Il y a des gens qui sont comptables et ne veulent être en rapport avec personne ; ils sont enfermés dans leur bureau et sont heureux avec les chiffres. D’autres au expression et de réussir dans cette expression là. Que je connaisse ce que fait le concurrent c’est normal, mais utiliser cette information pour le copier, c’est une manière de régresser. En faisant cela je ne suis pas fidèle à moi-même. Comme il est dit dans la Gita : « Mieux vaut son propre dharma que le dharma d’un autre, aussi bien accompli soit-il. » Mon propre dharma, c’est ma propre expression. Quand je suis dans ma propre expression je suis dans mon assise, dans mon centre. On ne peut pas me bousculer, je suis en paix avec moi-même. 

— A l'heure actuelle les marchés deviennent petits par rapport aux puissances de production. Il s'en suit une sorte de guerre pour le contrôle d'un marché.
Je ne crois pas que le problème se pose de cette façon là. Il n’y a pas qu’un seul marché et les produits peuvent se diversifier. Une entreprise fabrique un produit parce qu'elle y trouve du plaisir et aussi parce qu’il existe un public qui est dans la même demande. J’ai remarqué que lorsqu’il y avait une fidélité à soi-même, il y avait toujours un groupe de gens suffisamment grand, sensible à ce que vous proposez pour faire vivre le produit. Il y a un rapport entre le marché, le produit et l’attitude d’ouverture par rapport à ce que l’on fait. Cela demande une certaine habileté, toujours une connaissance. Une disponibilité aussi, car il y a une évolution permanente, et donc une nécessité d’adaptation permanente. 

— Je pense à cette phrase bien connue : « Le yoga c'est l'habileté dans l’action ». 
Absolument. C’est quelque chose qui nous éclaire sur les rapports entre l’action dans le monde, la vie des affaires et la spiritualité. L’habileté vient de la connaissance, de l’expérience. Elle ne s’invente pas. On n’est pas habile d’emblée. En Occident on parle de bonheur et de malheur. En Inde on a les mots sukha et dukha. Etymologiquement, ka c’est la roue du chariot, su c’est bon, du c’est mauvais. Il faut bien sûr se rappeler que les Aryens sont arrivés en Inde avec des chariots tirés par des bovins. Le bonheur c’est la roue qui tourne bien. Et pour qu’une roue tourne il faut qu’elle soit bien ajustée ; il faut surtout qu’elle soit bien dans l’axe. Être dans l’axe, j’appelle cela l’éthique. Cette adaptation permanente au monde qui change vous met dans le sens de l’énergie, et cela procure le bonheur. Quand on recherche cet axe, on s’aperçoit toujours qu’on est un peu à côté. Il faut alors rectifier, ajuster. On regarde, on apprend, on est en contact, on fait l’expérience. Je me suis beaucoup amusé dans les affaires !

Pour aller plus loin :
□ Daniel Roumanoff a raconté ses rencontres en Inde dans CANDIDE AU PAYS DES GOUROUS Dervy-Editions

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