« Il faut appeler un chat, un chat, Madame, vous avez un cancer, c’est un sarcome ! » Nous étions tous les 4 réunis, Maryse, ma femme, nos deux enfants et moi-même, dans ce petit bureau étriqué du chirurgien quand cette nouvelle nous fut annoncée ainsi. Je me suis empressé quelques instants plus tard pour le rencontrer seul à seul ! Sa réponse à ma question fut implacable : «Je vous l’ai dit Monsieur, c’est sérieux, très sérieux ! » Maryse, ma femme, la mère de mes enfants, pouvait donc mourir. Devant ce fait et pour la première fois de ma vie, je voyais, je reconnaissais qu’elle était le centre, l'axe, le pilier de ma famille, et qu’elle m’était indispensable.
Le débrouillard, le magouilleur, le grand sauveur du monde qui donne le change, laissait soudain la place à ma vérité traumatique profonde : « un bon à rien, incapable d’aider ».
Je comprenais humblement en cet instant qu’un conjoint pouvait quitter, abandonner son foyer, sa famille, ses proches, tant la peur de la mort devant le non-sens de la vie engendrait une douleur insupportable.
Impuissant, face à moi-même, je me suis posé cette question : « Que puis-je faire, que dois-je faire ? » La réponse fut courte et simple : « Fais ce que tu as à faire et fais-le au mieux ! »
Trois mois avant cet événement, j'avais déposé le bilan de mon entreprise. Avec quelques réserves financières, j’avais donc tout mon temps pour me consacrer à cette nouvelle vie. Ainsi, malgré tout, la vie semble bien faite, comme si elle m’attendait !
Je me suis alors investi dans cette injonction : faire les courses, la vaisselle, le ménage, répondre au téléphone et rassurer mes enfants, ouvrir la porte aux infirmières, appeler le médecin, parfois dans l’urgence, préparer les repas de Maryse, les monter dans sa chambre, l'accompagner, sans rien dire, sans rien faire, juste être présent physiquement.
Chaque matin, dans la simplicité, je savais scrupuleusement ce que j’avais à faire avec ces cinq mots d’ordre : « tu le fais au mieux ». Souvent le soir, j’avais juste le goût d'avoir fait mon devoir, ni plus, ni moins. Pourtant, je dois en convenir, extérieurement rien ne ressemblait à un millimètre d’exploit.
Dans le cœur de cette expérience, je porte un souvenir inoubliable : avec la chimiothérapie, Maryse avait encore enduré une dure nuit, elle avait beaucoup vomi et ce matin elle était au comble de la douleur physique et des autres auxquelles je n’ai pas eu accès. Elle n’en pouvait plus et elle voulait mourir, elle me le dit ! La colère m’envahit, je lève les yeux au ciel, et intérieurement je lui crie : « Que veux-tu ? Qu’est-ce que je peux faire ? » La réponse ne tarde pas, c’est Maryse qui me la donne :
« Etienne, j’ai soif, donne-moi un verre d’eau s’il te plaît ».
J ai choisi le verre qu’elle aimait, mis la grenadine en prenant soin de la bonne dose selon son goût, rempli d'eau à la bonne hauteur, j’ai aussi mis beaucoup de glaçons comme elle aimait. Je 1'ai vue se délecter de cette boisson. Dans un profond soupir de soulagement, elle m a dit : « C’est bon ! » Curieusement, je ne sais même plus si les détails de cette histoire sont bien réels, mais une chose est certaine, j’ai vécu ce moment d’amour, hors du temps, avec un simple verre d’eau.
Je retiens de cette petite histoire, le sens vécu du mot « humilité » : ne pas être ni au-dessus, ni au-dessous de ce que l’on est, mais être à ma place. Peu importe ce que la vie me demande, si je regarde bien, si j’écoute bien, sans jugement, je sais exactement ce que la vie me veut. À croire qu’il faut être confronté à la mort pour voir l’ici et maintenant de notre vie, seul lieu de la vraie vie, celle qui donne l’amour.
(source : magazine Reflets)