samedi 12 mai 2018

Cessez de chérir des opinions

(extrait d’un livre en cours ...)
GILLES FARCET, ·LUNDI 16 AVRIL 2018

Un célèbre dicton zen, souvent cité par Arnaud, affirme : « la voie consiste en ceci : cessez de chérir des opinions ». Voilà bien une phrase qui mérite que l’on s’y attarde.

Tout être humain n’a-t-il pas nécessairement des conditionnements et donc des opinions ?

Toute forme est relative, donc conditionnée. En ce sens, un être humain, en tant que forme relevant par définition du monde relatif, est nécessairement conditionné. Parler d’une forme conditionnée est en vérité une manière de pléonasme. Donc, oui, le plus accompli des sages, en tant qu’ être humain, reste dans une certaine mesure conditionné. Cela se traduit par toutes les formes que prend sa manière de se manifester. Ramana Maharshi , vêtu été comme hiver d’un simple pagne, ne l’était pas à la manière d’un soufi , d’un moine chrétien ou d’un Tibétain. Hindou, qui plus est d’une certaine époque, il s’exprimait , outre la langue elle même, selon les concepts, images et usages de sa tradition, même s’il a contribué à la renouveler. Il était végétarien, ne buvait pas d’alcool … En était il pour autant identifié à son monde ? Toutes ces apparences participaient bien de conditionnements relatifs, à moins que, comme le font les intégristes de toute religion ou tradition, on attribue une valeur absolue à telle ou telle observance et coutume et c’est précisément là que les choses se gâtent. Par exemple, un hindou strictement orthodoxe considère comme un grave péché le fait de manger de la viande ou de boire de l’alcool. Selon cette logique, nombre de saints chrétiens ou musulmans consommateurs même modérés de viande seront disqualifiés ! Arnaud Desjardins qui, sans jamais en abuser appréciait le bon vin et l’alcool en général ,serait lui aussi recalé à l’examen selon les normes fanatiques, lesquelles ne sont, notons le bien, jamais loin … Je suis moi même aujourd’hui essentiellement végétarien, mais j’ai vu des végétariens militants très perturbés par le fait que tel ou tel témoin a priori convaincant de la sagesse puisse de temps à autre apprécier la bonne charcuterie , voire commander une côte de boeuf au restaurant …

Ce que tu tends à dire, c’est que certains conditionnements sont inévitables , la question n’étant pas les conditionnements mais l’identification et l’attachement aux dits conditionnements …

Bien entendu, sachant qu’on en revient toujours à la question de la communion. Imagine-t-on un sage authentique juger et rejeter quelqu’un au nom de ses habitudes alimentaires ou autres ? Cet exemple pointe vers un point important : le conditionnement en lui même ne relève pas nécessairement du « mental » ; il participe de la culture, de l’éducation, des usages en vigueur qui peuvent et même doivent souvent être respectés (je ne vais pas servir du porc et proposer du vin à quelqu’un que je sais musulman pratiquant !). Ce qui relève du mental, c’est l’identification au conditionnement, c’est à dire le fait de lui attribuer une valeur absolue et universelle plutôt que relative, valeur absolue au nom de laquelle je ne suis plus en mesure d’être en communion avec l’autre dans sa différence. Cette identification aux conditionnements , manifestation notoire du mental, est à la racine de bien des violences , exclusions et autres discriminations. Ma façon de vivre est la meilleure et puisqu’elle est la meilleure, mon devoir est de vous l’imposer « pour votre bien », au besoin par la force ! Telle est la conviction sous jacente à la colonisation par exemple, dont nous autres Occidentaux subissons aujourd’hui le retour de bâton sous la forme de l’intégrisme , notamment musulman, lequel procède en fin de compte d’une conviction exactement identique.

On peut concevoir un, une sage observant des usages et des règles relevant de conditionnements ; ce fut d’ailleurs le cas de la plupart des grandes figures qui font autorité, loin de ceux qui, affectant un « éveil », revendiquent un mépris des conventions. On ne peut par contre concevoir un ou une sage digne de ce nom emprisonné(e) par ces conditionnements, leur attribuant une valeur absolue et de ce fait les plaçant au dessus de la compassion. Un être spirituellement mûr donnera toujours la priorité à la relation.

D’accord pour les conditionnements, mais qu’en est il des opinions ? Un être spirituellement accompli n’a-t-il plus d’opinions ?

Reprenons le proverbe zen : « la voie consiste en ceci : cessez de chérir des opinions. » J’ai beaucoup médité cette phrase. Elle ne dit pas : « la voie consiste en ceci : n’ayez plus d’opinions », ou « cessez d’avoir des opinions", mais "cessez de les chérir. Que veut dire en pratique « chérir mes opinions » ? Là encore leur accorder une valeur universelle et absolue.

Admettons que je ne chérisse plus mes propres opinions : je peux bien avoir, en tant qu’être humain , certaines opinions, à savoir des goûts, des tendances, en matière d’art, de cuisine, d’habillement … Lesquelles opinions sont le fruit de mes conditionnements, des influences auxquelles j’ai été soumis dans ma jeunesse notamment… Je peux les « avoir » sans pour autant les « chérir ».

Un exemple serait bienvenu …

Pour prendre un exemple qui me concerne, ma sensibilité musicale s’ est développée, comme c’est le cas pour pas mal de gens de ma génération, à partir de ce qu’on regroupe aujourd’hui sous le terme générique de « rock ». Sur ce point parmi d’autres, mon monde est différent de celui d’Arnaud Desjardins et proche de celui de Lee Lozowick. Maintenant, est ce que cette « opinion » - j’aime le rock, plus que le jazz- me fait considérer le rock comme intrinsèquement et soi disant « objectivement » supérieur au jazz ? Est ce que cette « opinion » m’interdit d’apprécier la musique classique, le jazz, la musique folklorique, en fait toute autre forme musicale ? Pour ce qui me concerne, Dieu merci, non … Mais je suis souvent frappé de constater par l’observation des uns et des autres, et notamment de mes élèves , que l’identification aux opinions n’est jamais bien loin. Un tel supporte difficilement le rock, sous prétexte que « c’est du bruit » etc etc … Il ou elle ne réalise pas du tout ce que cela traduit concrètement de son identification.

Tu veux dire que cette personne devrait, pour avancer sur la voie, se mettre à aimer le rock sous toutes ses formes ?

Pas du tout et heureusement ! Elle aurait par contre intérêt, si elle s’y trouve exposée ici et là, à s’y ouvrir de tout son cœur, à sincèrement écouter sans de suite se crisper , à chercher à comprendre cette forme au lieu de d’emblée la juger d’après ses critères plus ou moins conscients , justifiés par des arguments esthétiques, quand ce n’est pas spirituels : « mauvaises énergies, violence , blah blah blah … » Je ne nie pas que certaines musiques charrient des énergies plus violentes que d’autres, et je ne parle pas seulement du rock ou du « metal" : quand j’écoute les œuvres de certains compositeurs classiques , je capte une énergie très proche de celle du « metal » - que je ne connais d’ailleurs pas très bien. Dans certains moments de transmission, je passe délibérément des musiques très diverses, de Mozart au rap en passant par du jazz rock, du folk, de la musique dite contemporaine , de l’opéra, de la variété … A mes yeux il s’agit d’un exercice : je demande aux participants de réellement s’ouvrir à chaque morceau , en passant outre les résistances et opinions, d’en goûter l’énergie spécifique , même si jamais ils n’auront ensuite l’idée de se passer certains de ces morceaux chez eux pour le plaisir…

Donc la question n’est pas de tout aimer mais d’être ouvert à tout …

Je dirais même : il ne s’agit pas de tout apprécier mais d’être capable de tout apprécier ! Sur ce point, je vais partager un souvenir. Arnaud Desjardins, né en 1925, ne connaissait rien au rock. Lee Lozowick, lui, en avait été nourri et avait fondé plusieurs groupes de rock et de blues dans le cadre de son travail avec ses élèves. J’ai souvent vu Arnaud assister à des concerts de l’un ou l’autre groupe de Lee avec une totale ouverture qui lui permettait d’en apprécier la qualité et l’intérêt intrinsèque, même s’il n’aurait a priori pas eu idée d’écouter ce type de musique. Ses goûts et tendances ne l’empêchaient nullement d’être « un avec » et donc d’apprécier, ce qui ne signifiait pas forcément « aimer » ce genre musical.

Laissons l’exemple de la musique , pertinent mais spécifique. Quid des opinions politiques , sources de tant de conflits, jugements, réactions …

Ce que je viens de dire s’applique bien entendu aux opinons politiques, étant entendu que la posture qui consiste à prétendre ne pas du tout s’intéresser à la politique est aussi une opinion à laquelle beaucoup peuvent s’identifier …

Rien de tel que le témoignage direct : tu as des opinions politiques ?

Je suppose que oui, puisque je vote et me tiens raisonnablement informé.

En tant que citoyen, je considère normal de m’intéresser quelque peu à la politique. J’ai dit que je votais, j’ai bien par conséquent certaines « opinions » même si elles ne sont pas arrêtées - de fait je n’ai pas toujours voté du même côté. J’ajoute que si j’ai des opinions, elles n’ont naturellement rien d’extrême., tout extrémisme étant suspect …

Pourquoi suspect ?

Parce que l’extrémisme, qu’il soit de gauche, de droite, religieux ou athée, participe d’une réaction émotionnelle, réaction sous l’effet de laquelle les choses sont considérées de manière simpliste , réductrice et outrancière. L’athée militant réduit tout élan religieux à une aliénation pour esprits faibles , le catho militant réduit l’athéisme à une déviance d’esprits orgueilleux et égarés, et ainsi de suite …

Revenons à tes opinions politiques qui, ont l’aura compris, ne sont pas extrêmes …

Ces opinions participent nécessairement, que je le veuille ou non, de certains de mes conditionnements, de mon expérience de vie, des influences auxquelles j’ai été soumis au cours de mon existence.

Ne pas les chérir veut dire les considérer comme tout à fait relatives , contingentes pour ainsi dire. Si je ne les chéris pas, je suis capable , si nécessaire, de les mettre en question, voire de les abandonner si il m’est démontré qu’elles sont erronées. Et surtout, je n’éprouve aucun besoin irrépressible de les défendre à tout prix, de les faire triompher, de les imposer au reste du monde qui ne les partage pas et donc se trompe.

Tu n’as plus jamais de discussions alors …

Celui qui ne chérit plus ses opinions ne donnera plus , c’est certain, dans la discussion stérile. Il pourra comme tout un chacun exposer , voire parfois argumenter son point de vue , que ce soit en art, en politique , à propos d’un restaurant … Mais pour le jeu, si j’ose dire, et jusqu’à un certain point. Si Il ou elle sent que la discussion s’enlise, tourne à ce qu’on appelle aujourd’hui la « polémique » , il abandonne très vite.

D’aucuns y verraient une fuite …

Certes. Et à quoi bon « débattre » avec quiconque n’est en aucun cas disposé à modifier son point de vue mais entend juste l’exprimer ? Qu’apporte ce sacro saint « débat » à la relation, si ce n’est encore davantage de crispation, de fermeture, d’incompréhension… Et au fait, qui veut débattre, démontrer, « prouver », "répondre » , sinon l’ego ?

Est ce à dire que tu es toujours d’accord avec tout le monde ?

Pas du tout. Par contre, je discute peu ou arrête de discuter dès que je décèle une impasse émotionnelle. Si quelqu’un exprime en ma présence une opinion tranchée que je ressens comme excessive , je ne vais pas tomber dans le piège consistant à argumenter avec lui ou elle mais m’intéresser à ce que cette opinion chérie traduit, à savoir presque toujours une souffrance. Je vais me brancher sur la personne, sa dynamique, la souffrance et les demandes plus ou moins conscientes qu’il ou elle exprime à travers ces opinions, politiques ou autres. Je ne la contrerai éventuellement que si cela me parait pouvoir constituer un « moyen habile « susceptible de lui être en fin de compte bénéfique. Il m’est arrivé d’écouter sans broncher un élève tenir des propos provocants qui, à la télévision, sur les réseaux sociaux ou au bistrot auraient provoqué la curée … Il était à ce moment là important pour cette personne de sentir qu’elle ne pouvait pas m’entraîner à réagir , au contraire de la plupart des gens. Or, je ne pouvais ne pas réagir que dans la mesure où je n’étais pas identifié à mes propres opinions.

Allons jusqu’au bout : tu laisserais quelqu’un proférer en ta présence des opinions racistes ou xénophobes …

Je ne laisserai jamais quiconque en ma présence commettre un acte raciste , xénophobe, homophobe, que sais-je, à l’encontre d’autrui, y compris en paroles si ces paroles portent atteinte à une ou des personnes. Mais il se peut en effet que je laisse quelqu’un aller jusqu’à un certain point de son expression tant que cela ne cause de tort objectif à personne, sinon à celui ou celle qui profère ces opinions. Se sentir vertueux à peu de frais en s’indignant contre telle ou telle opinion jugée intolérable est beaucoup plus facile que d’écouter la souffrance de la personne dissimulée derrière les opinions en question. La limite étant encore une fois le tort causé à autrui.

Tu en reviens toujours à la relation …

Parce que c’est là ce qui importe vraiment.

Si je ne chéris plus mes opinions, elle ne sont plus un absolu qui vaille que je me crispe, me coupe de l’autre, le condamne, le rejette … En pratique, l’identification à mes opinions, à toute opinion, procède d’une émotion. Je dis souvent que la plupart des discussions apparemment politiques sont en vérité une manière non consciente d’exprimer des émotions infantiles refoulées. Dès qu’il y a polémique, défense acharnée d’un point de vue, on tombe dans le registre de l’émotion. A cet égard, les réseaux sociaux avec leur avalanche de commentaires et polémiques à l’emporte clic ont quelque chose de terrifiant. C’est le café du commerce , mais planétaire et sans frein. Au comptoir du bistrot, c’est avec un être humain de chair et d’os que l’on discutaillait. Devant l’écran, les limites reculent, pour le meilleur parfois mais souvent pour le pire. C’est la fameuse « dictature de l’émotion » , l’effarant « tribunal des réseaux sociaux » …

Revenons au mental …

Autour duquel nous n’avons cessé de tourner !

Il ne s’agirait donc pas tant de « détruire » mon monde que d’y être de moins en moins identifié.

Exactement. De même que, dans l’image traditionnelle, l’ego n’est pas la vague mais l’illusion sous l’effet de laquelle la vague se fantasme autonome par rapport à l’océan, le « mental » n’est pas « mon monde », mais l’identification à mon monde, la confusion entre mon monde et le monde , la prétention égocentrique à ce que mon monde soit le monde. Encore une fois en tant que forme je serai toujours conditionné. Jusqu’à ma mort subsistera donc- dans une certaine mesure, même si bien moins affirmée , « mon monde » : dans mon cas celui d’un Français né à une certaine époque, dans un certain milieu, avec une certaine histoire, une certaine psychologie… La question est : vais je vivre, éventuellement vieillir et finalement mourir , totalement identifié à ce monde et par conséquent incapable de communion, incapable d’ «être un avec » l’autre, selon l’’expression de Swamiji, inapte à accepter et comprendre d’autres mondes que le mien ? Ne plus m’identifier à mes opinions signifie ne plus me confondre avec elles. Or, si la plupart des êtres humains chérissent leurs opinions, c’est bien parce qu’ils les ressentent comme constitutives de leur identité. Ils se définissent en grande partie par leurs opinions, de concert avec leur métier, leur rang social, leur nationalité …

Pour ma part par exemple, je me sens à maints égards très français… Mais en tant que forme! Cette forme humaine temporaire que l’on désigne par mes noms et prénoms est française. Elle en a certaines caractéristiques, à commencer par la langue dite maternelle, le goût du fromage, des vins, l’amour des clochers de village et des rues de Paris … Tout cela est parfaitement légitime si cela reste à sa place, c’est à dire à la périphérie de la personne que je suis. Ce qui est à la périphérie et ressenti comme périphérique ne s’imagine pas central. Or, quantité d’êtres humains , sans en être conscients, prennent pour central et revendiquent comme tel ce qui en eux n’est que périphérique.

Là se situe donc l’erreur ?

L’erreur est toujours essentiellement une erreur de perspective : une perspective faussée fait que l’on ne perçoit pas les choses dans leur vraie dimension et à leur vraie place. « Keep it in its own place » dit Swami Prajnanpad , « laissez les choses à la place qui est la leur. » Le ‘mental » français place la France et ses attributs au centre et au dessus de tout. C’est la caricature d’OSS117 joué par Jean Dujardin … Notons aussi au passage l’existence du « mental non dualiste » qui va mélanger les niveaux, prétendre , « au nom du Soi », qu’être français n’a aucune importance … Et ainsi, là encore, ne pas attribuer leur vraie place aux choses.


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