Une croyance répandue dans les cercles préoccupés de spiritualité voudrait que la vie ait à tout prix un sens, un sens qui plus est détenu et transmissible par certains. Dans cette optique, la démarche spirituelle se retrouve productrice de sens à la chaîne. Les épreuves (maladies, accidents, revers de fortune) ont un sens. L’histoire, collective et individuelle a bien entendu un sens … Du sens, forcément du sens ! Cachez moi ce non sens que je ne saurais voir …
La naïveté de cette vision réside non dans l’aspiration, en elle -même légitime et fertile, à l’émergence d’un « sens » mais dans le postulat selon lequel ce « sens » serait intrinsèque à l’événement, autrement dit à « ce qui est. » Or, ce qui est est, point final. Ce qui est, autrement dit ce qui de fait advient, advient en tant que résultat d’inextricables chaines de causes et d’effets, dont quelques maillons sont identifiables et dont tous les autres se perdent dans la nuit des temps et l’infini des causalités.
La maladie, l’accident, l’événement humainement ressenti sur le moment comme heureux ou malheureux, n’ont en eux même pas davantage de sens que l’averse ou la canicule. La pluie tombe en une zone géographique donnée, selon une chaîne de causes et d’effets plus ou moins appréhendée par les météorologistes. Elle tombe, un point c’est tout. A chacun ensuite de lui attribuer plus ou moins de « sens », négatif ou positif, selon sa situation et ses attentes.
L’agriculteur aux prises avec la sécheresse peut y voir la réponse à ses prières ; le vacancier ou le professionnel du tourisme une manifestation de sa malchance congénitale …
Cette « neutralité » de l’événement, assez facilement entrevue dans le cas d’une averse anodine, le sera moins facilement pour les circonstances, individuelles ou collectives, qui nous touchent personnellement, accident, maladie, revers de fortune, et entre les deux naissance et mort. Reste que l’événement , en lui même, est neutre : cette « neutralité » n’interdit en rien, et fort heureusement, d’en éprouver l’impact humain. « Voilà qui est heureux, sans aucun doute », se prononçait Swami Prajnanpad à propos d’une naissance attendue, le même Swami Prajnanpad affirmant que « tout est neutre ». Il n’est donc pas illogique de l’imaginer disant aussi d’un autre événement « voilà qui est malheureux ».
Il est bien entendu que de mon point de vue, c’est à dire du point humain d’où j’appréhende ce qui est, ce qui m’arrive est tout sauf « neutre »; et c’est fort légitime à condition de ne pas mélanger les niveaux (tel un physicien du dimanche qui, sous prétexte de physique quantique, prétendrait traverser les murs puisqu’ils sont faits de particules dansant dans le vide). Il m’est parfaitement possible de ressentir l’impact sur mon humanité d’un événement a priori « heureux » « ou « malheureux » tout en, dans le même temps, en percevant la dimension « impersonnelle » et donc « neutre », l’une n’abolissant pas l’autre, chacune procédant cependant d’un niveau différent. En éprouvant joie et peine, en souriant ou en versant une larme, je ne cède pas nécessairement à l’ « émotion » - voir la distinction fondamentale entre émotion et sentiment, centrale dans l’enseignement de Swami Prajnanpad- mais m’acquitte naturellement de mon tribut à cette humanité dont je suis partie prenante. En en percevant en même temps la dimension impersonnelle, je paie mon tribut au tout, à cette vie dont l’humain n’est qu’une forme et, paradoxalement, confère sa pleine dignité à mon humanité non plus recroquevillée sur elle même mais en prise avec les lois de l’univers et la marche du tout.
Ni donc l’identification massive (l’épreuve qui m’advient est une offense personnelle infligée par Dieu, le destin , la vie, ou la bonne fortune qui m’échoit est la récompense de mes insignes mérites et le signe de mon élection) ni la posture pseudo détachée - laquelle a pour objet d’anesthésier le ressenti ( mon épouse me quitte en emmenant les enfants, pas de problème, c’est « neutre » ; on te diagnostique une grave maladie, prends la comme « neutre », etc )
Cette « neutralité » de l’événement implique que le dit événement n’a pas de « sens » en lui même. Il peut certes m’amener à certaines analyses des causes et effets impliqués (l’abondance de la pluie va inciter le météorologue à se pencher sur les phénomènes climatiques et le départ de sa femme peut - parfois, trop rarement- inciter le conjoint à réfléchir à ses erreurs au sein du couple- ) étant entendu qu’analyse des causes et effets n’est pas fabrication de sens.
C’est ma manière d’entrer en relation avec ce qui est qui s’avère ou non créatrice de « sens ».
Pour l’être humain emprisonné dans sa mécanicité, ce qu’on nomme « la vie » et tout ce qui y arrive n’a en vérité aucun sens. Les choses arrivent voilà, tout, naissance, mort, et entre les deux, événements multiples et divers, réussites, échecs, circonstances favorables et défavorables …
Il se peut que notre mécanicité inclue l’adhésion à un sens édicté sous forme de religion, d’idéologie, voire de « démarche spirituelle » … « C’est mon karma » … « Cette maladie me montre que … » Ce « sens » qui ne se révèle pas au plus profond de nous mêmes mais procède d’une adhésion idéologique ne pèsera pas lourd face à l’épreuve , à la perte, à ce réel contre lequel on se cogne…
D’où, par exemple les agonies parfois bien difficiles de « croyants » alors que de parfaits athées s’en vont paisiblement … L’Histoire n’a pas de sens. Elle est comme l’a si bien dit Joyce « un cauchemar dont j’essaie de me réveiller ». La vie vécue mécaniquement n’a pas de sens. Comme l’a dit une fois pour toutes Shakespeare elle n’est qu’un « conte plein de bruit et de fureur, dit par un idiot et qui ne signifie rien ». Les camps de concentration n’ont aucun sens. Mais pour une Etty Hillesum, la déportation a pris un sens (ce qui ne légitime évidemment en rien la shoah). Le cancer n’a aucun sens. Mais pour une Christiane Singer, la maladie a produit du sens (ce qui n’invalide en rien la recherche en vue de guérir ce mal).
La découverte ou l’avènement du sens , en tant que l’une des visées légitimes de la maturation spirituelle, est un processus alchimique , par lequel le « plomb », la matière brute des événements qui en elle-même n’a pas de sens- est transformé en or , à savoir une intime compréhension dont la caractéristique est un climat d’apaisement et de communion avec tout ce qui est.
Autrement dit, le sens n’est pas intrinsèque. Il n’est pas donné avec ce qui advient et nulle autorité extérieure, aucun « enseignement », si profond puisse -t-il être, ou « explication du monde » ne sauraient le fournir sous forme pré digérée. Le sens ne réside pas dans des interprétations, quelles qu’elles soient et quelle que puisse être leur éventuelle pertinence.
Le sens est à chercher et à trouver au plus intime de soi par un processus de pratique, une conversion, une manière différente d’entrer en relation avec le réel. Les enseignements spirituels dignes de ce nom ne sont pas pourvoyeurs de sens : ils nous indiquent une ou des manières de nous y prendre pour nous donner une chance d’accéder au sens. Ils ne nous fournissent pas « un sens » qui serait unique et pré établi, autrement dit une grille d’interprétation prétendument universelle - mais mettent à notre disposition des outils pour, au prix d’efforts soutenus et d’une intention plus forte que nos mécanismes, extraire le précieux sens de la masse du réel brut. Les idéologies religieuses ou politiques - et à l’extrême les intégrismes et totalitarismes- ont cette prétention, que n’a pas une transmission spirituelle authentique. Une transmission spirituelle authentique n’a jamais pour objet d’édicter ou d’énoncer un sens mais d’initier à un processus d’assimilation subtile de ce qui est par lequel le sens peut en effet advenir. Sachant que le « sens » est au final unique, pas nécessairement exprimable et procède avant tout d’un sentiment intime de communion avec ce qui est. Seule l’intégration de ce processus « ésotérique » permettant la révélation du sens, toujours unique pour chacun, nous donnera la paix.
Gilles Farcet
Suite du dictionnaire spirituel
****
La naïveté de cette vision réside non dans l’aspiration, en elle -même légitime et fertile, à l’émergence d’un « sens » mais dans le postulat selon lequel ce « sens » serait intrinsèque à l’événement, autrement dit à « ce qui est. » Or, ce qui est est, point final. Ce qui est, autrement dit ce qui de fait advient, advient en tant que résultat d’inextricables chaines de causes et d’effets, dont quelques maillons sont identifiables et dont tous les autres se perdent dans la nuit des temps et l’infini des causalités.
La maladie, l’accident, l’événement humainement ressenti sur le moment comme heureux ou malheureux, n’ont en eux même pas davantage de sens que l’averse ou la canicule. La pluie tombe en une zone géographique donnée, selon une chaîne de causes et d’effets plus ou moins appréhendée par les météorologistes. Elle tombe, un point c’est tout. A chacun ensuite de lui attribuer plus ou moins de « sens », négatif ou positif, selon sa situation et ses attentes.
L’agriculteur aux prises avec la sécheresse peut y voir la réponse à ses prières ; le vacancier ou le professionnel du tourisme une manifestation de sa malchance congénitale …
Cette « neutralité » de l’événement, assez facilement entrevue dans le cas d’une averse anodine, le sera moins facilement pour les circonstances, individuelles ou collectives, qui nous touchent personnellement, accident, maladie, revers de fortune, et entre les deux naissance et mort. Reste que l’événement , en lui même, est neutre : cette « neutralité » n’interdit en rien, et fort heureusement, d’en éprouver l’impact humain. « Voilà qui est heureux, sans aucun doute », se prononçait Swami Prajnanpad à propos d’une naissance attendue, le même Swami Prajnanpad affirmant que « tout est neutre ». Il n’est donc pas illogique de l’imaginer disant aussi d’un autre événement « voilà qui est malheureux ».
Il est bien entendu que de mon point de vue, c’est à dire du point humain d’où j’appréhende ce qui est, ce qui m’arrive est tout sauf « neutre »; et c’est fort légitime à condition de ne pas mélanger les niveaux (tel un physicien du dimanche qui, sous prétexte de physique quantique, prétendrait traverser les murs puisqu’ils sont faits de particules dansant dans le vide). Il m’est parfaitement possible de ressentir l’impact sur mon humanité d’un événement a priori « heureux » « ou « malheureux » tout en, dans le même temps, en percevant la dimension « impersonnelle » et donc « neutre », l’une n’abolissant pas l’autre, chacune procédant cependant d’un niveau différent. En éprouvant joie et peine, en souriant ou en versant une larme, je ne cède pas nécessairement à l’ « émotion » - voir la distinction fondamentale entre émotion et sentiment, centrale dans l’enseignement de Swami Prajnanpad- mais m’acquitte naturellement de mon tribut à cette humanité dont je suis partie prenante. En en percevant en même temps la dimension impersonnelle, je paie mon tribut au tout, à cette vie dont l’humain n’est qu’une forme et, paradoxalement, confère sa pleine dignité à mon humanité non plus recroquevillée sur elle même mais en prise avec les lois de l’univers et la marche du tout.
Ni donc l’identification massive (l’épreuve qui m’advient est une offense personnelle infligée par Dieu, le destin , la vie, ou la bonne fortune qui m’échoit est la récompense de mes insignes mérites et le signe de mon élection) ni la posture pseudo détachée - laquelle a pour objet d’anesthésier le ressenti ( mon épouse me quitte en emmenant les enfants, pas de problème, c’est « neutre » ; on te diagnostique une grave maladie, prends la comme « neutre », etc )
Cette « neutralité » de l’événement implique que le dit événement n’a pas de « sens » en lui même. Il peut certes m’amener à certaines analyses des causes et effets impliqués (l’abondance de la pluie va inciter le météorologue à se pencher sur les phénomènes climatiques et le départ de sa femme peut - parfois, trop rarement- inciter le conjoint à réfléchir à ses erreurs au sein du couple- ) étant entendu qu’analyse des causes et effets n’est pas fabrication de sens.
C’est ma manière d’entrer en relation avec ce qui est qui s’avère ou non créatrice de « sens ».
Pour l’être humain emprisonné dans sa mécanicité, ce qu’on nomme « la vie » et tout ce qui y arrive n’a en vérité aucun sens. Les choses arrivent voilà, tout, naissance, mort, et entre les deux, événements multiples et divers, réussites, échecs, circonstances favorables et défavorables …
Il se peut que notre mécanicité inclue l’adhésion à un sens édicté sous forme de religion, d’idéologie, voire de « démarche spirituelle » … « C’est mon karma » … « Cette maladie me montre que … » Ce « sens » qui ne se révèle pas au plus profond de nous mêmes mais procède d’une adhésion idéologique ne pèsera pas lourd face à l’épreuve , à la perte, à ce réel contre lequel on se cogne…
D’où, par exemple les agonies parfois bien difficiles de « croyants » alors que de parfaits athées s’en vont paisiblement … L’Histoire n’a pas de sens. Elle est comme l’a si bien dit Joyce « un cauchemar dont j’essaie de me réveiller ». La vie vécue mécaniquement n’a pas de sens. Comme l’a dit une fois pour toutes Shakespeare elle n’est qu’un « conte plein de bruit et de fureur, dit par un idiot et qui ne signifie rien ». Les camps de concentration n’ont aucun sens. Mais pour une Etty Hillesum, la déportation a pris un sens (ce qui ne légitime évidemment en rien la shoah). Le cancer n’a aucun sens. Mais pour une Christiane Singer, la maladie a produit du sens (ce qui n’invalide en rien la recherche en vue de guérir ce mal).
La découverte ou l’avènement du sens , en tant que l’une des visées légitimes de la maturation spirituelle, est un processus alchimique , par lequel le « plomb », la matière brute des événements qui en elle-même n’a pas de sens- est transformé en or , à savoir une intime compréhension dont la caractéristique est un climat d’apaisement et de communion avec tout ce qui est.
Autrement dit, le sens n’est pas intrinsèque. Il n’est pas donné avec ce qui advient et nulle autorité extérieure, aucun « enseignement », si profond puisse -t-il être, ou « explication du monde » ne sauraient le fournir sous forme pré digérée. Le sens ne réside pas dans des interprétations, quelles qu’elles soient et quelle que puisse être leur éventuelle pertinence.
Le sens est à chercher et à trouver au plus intime de soi par un processus de pratique, une conversion, une manière différente d’entrer en relation avec le réel. Les enseignements spirituels dignes de ce nom ne sont pas pourvoyeurs de sens : ils nous indiquent une ou des manières de nous y prendre pour nous donner une chance d’accéder au sens. Ils ne nous fournissent pas « un sens » qui serait unique et pré établi, autrement dit une grille d’interprétation prétendument universelle - mais mettent à notre disposition des outils pour, au prix d’efforts soutenus et d’une intention plus forte que nos mécanismes, extraire le précieux sens de la masse du réel brut. Les idéologies religieuses ou politiques - et à l’extrême les intégrismes et totalitarismes- ont cette prétention, que n’a pas une transmission spirituelle authentique. Une transmission spirituelle authentique n’a jamais pour objet d’édicter ou d’énoncer un sens mais d’initier à un processus d’assimilation subtile de ce qui est par lequel le sens peut en effet advenir. Sachant que le « sens » est au final unique, pas nécessairement exprimable et procède avant tout d’un sentiment intime de communion avec ce qui est. Seule l’intégration de ce processus « ésotérique » permettant la révélation du sens, toujours unique pour chacun, nous donnera la paix.
Gilles Farcet
Suite du dictionnaire spirituel
****