Spinoza lance dans son Éthique une phrase qui m'aide, chaque jour, à vivre le handicap. L'assumer, c'est l'œuvre d'une vie. Ici, nul acte définitif, tout reste provisoire. Constamment, je m'interroge : « Comment puis-je assumer mon infirmité ici et maintenant ? » En osant écrire « Par réalité et perfection, j'entends la même chose », Spinoza m'apprend que c'est la comparaison avec d'autres réalités que la mienne qui crée chez moi un sentiment de privation. Prenons un exemple assez fidèle à la tradition spinoziste. Lorsque je contemple un moineau virevolter de branche en branche, je ne regrette absolument pas de ne pas avoir d'ailes. Imaginons cependant qu'autour de moi tout le monde en ait. Il y a fort à parier que j'en voudrais aussi et que subitement elles me feraient cruellement défaut ! Sans les créer tout à fait, la comparaison accentue nos faiblesses. Souvent, sur le handicap physique, mental ou psychique, peut se greffer un handicap social : être handicapé sous le regard d'autrui, être ainsi pour l'autre.
Je ne me sens nullement infirme quand je me promène avec mes enfants dans la rue. Certes, je suis un peu lent, facilement sujet à la fatigue, mais, à leurs yeux, je n'apparais pas comme « le handicapé », je suis simplement « papa ». Parfois, un rire bref, un doigt tendu, des coups de coude viennent me rappeler la différence qui choque, perturbe. Mais soyons précis, je préfère le mot « singularité ». Il nous aide à considérer chaque personne comme un individu à part entière et à refuser les étiquettes. Il nous empêche de nous installer sur le terrain de la comparaison : je suis différent par rapport aux autres. Ainsi, le handicap, comme toute autre fragilité, peut être une porte ouverte sur notre condition. En effet, l'envisager, c'est parler de l'être humain. Méfions-nous des ghettos et ne nous trompons pas de combat. Nous mobiliser pour les droits de la personne handicapée, c'est lutter contre chaque forme d'exclusion, c'est faire la promotion de l'humanité tout entière et de chacun de ses membres.
Vivre cette réalité nous montre également que l'homme est irréductible à une définition, qu'il échappe aux normes et que sa dignité ne se réduit pas tout à fait à son efficacité. La société considère souvent ce qu'elle peut apporter aux « plus fragiles ». Cependant, si elle lui prêtait davantage l'oreille, elle pourrait en tirer mille enseignements. D'abord, l'extrême nécessité de la solidarité, qui n'est pas seulement une valeur éthique mais un instrument de joie. Nous sommes des animaux sociaux, nous pouvons compter sur nos semblables pour exister et pour nous créer dans la joie. Tous les jours, je fais l'expérience de l'aide qui, loin de m'aliéner, me grandit. L'autre m'est nécessaire pour m'épanouir, pour être. À l'heure où l'on glorifie sans vergogne le self-made man, celui qui a plus manifestement besoin de soutien vient nous rappeler ce qui nous constitue : la relation, l'ouverture et la disponibilité.
Mais gardons-nous de tout paternalisme ! Être handicapé, c'est aussi et surtout faire l'expérience du don, de l'échange. Il n'y a pas d'un côté celui qui reçoit et de l'autre celui qui donne. Précisément, la richesse de la société, c'est cette communion de la faiblesse. Et pour qui convertit son regard, celle-ci n'est pas toujours où nous la croyons. En ce sens, les médias peuvent permettre ce changement de regard, tenter de congédier la pitié et la commisération pour inviter au respect, à l'audace de la rencontre authentique.
ALEXANDRE JOLLIEN
(source La Vie)