Texte de Sabine Dewulf :
Je vous avais promis, il y a quelque temps, une note de lecture à propos du dernier livre de Daniel Morin. La voici !
Daniel Morin, "Je, ne sait pas", éditions ACCARIAS / L’ORIGINEL, 2023. Jean-Louis Accarias
Ce nouveau livre de Daniel Morin, écrit en dépit de toute la « résistance » de celui qui fut ouvrier métallurgiste pendant tant d’années et ne se considère pas comme un enseignant spirituel, me paraît incontournable dans cette quête de « l’impossible » que mènent les chercheurs spirituels. Et ce, pour au moins deux raisons.
D’abord parce qu’il est direct, tranchant, va droit à l’essentiel. Avec lui, la métaphysique est une lame de couteau, elle découpe des phrases simples et denses, où la stupidité apprend à voler en éclats : « Le plus loin où un homme puisse aller, c’est là où il est. »
Ensuite parce qu’il témoigne avec constance du paradoxe qui fonde toute spiritualité digne de ce nom : horizontalité et verticalité (immanence et transcendance) sont indissociables. Ce paradoxe implique le fait, par exemple, que la « distinction » « unit » au lieu de séparer. Or, trop souvent, les enseignements dits spirituels privilégient l’une ou l’autre des polarités qui forment nos contraires en se coulant dans le discours, univoque par nature. Tenir les deux dimensions ensemble, celle de l’Absolu et celle du relatif, relève d’une approche différente, où la métaphysique se livre sans concession, où rôde même la poésie : « La vie, c’est l’immobilité qui danse. »
Il est, dans ce livre, beaucoup question de l’ « équilibre » : l’équilibre relatif, produit par d’incessants mouvements, n’est que l’ombre d’un équilibre parfait, parfaitement immobile, inconcevable pour notre raison dualiste. Le vrai déséquilibre ne se situe qu’entre la réalité et l’idéal que l’être humain projette sur celle-ci : « Il y a bien un je de référence, mais qui n’est pas possesseur de son histoire. Le moi-conducteur est ouvert à ce qui est, et le contexte va appeler la réponse. Il n’y a pas besoin de moi pour que l’acte se fasse, même s’il y a bien une forme je qui va être active. » Lorsque le « je » (ou le « moi ») prend conscience du fait qu’il « ne sait pas », il prend conscience par là même de son absence de liberté personnelle : « D’un point de vue absolu, personne n’a le moindre libre-arbitre. Personne ne peut décider un acte à partir de lui-même en oubliant ce qui permet que cela soit. » Il peut alors revenir à ce qui permet son existence, la source ineffable, ou Totalité immuable, encore appelée par l’auteur « le Grand Je ne sais pas ».
L’ouvrage est constitué de deux grandes parties : la première comporte un prologue, une introduction et cinq chapitres thématiques successivement intitulés « L’équilibre », « L’espèce humaine », « Moi je », « La frontière, la limite, la non-séparation » et « La psychologie impersonnelle » ; la seconde section, la plus longue, est constituée de Questions/Réponses et suivie d’un épilogue.
Daniel Morin n’enseigne pas, il répond simplement à des questions qu’on lui pose, trois jours par an. Ce qu’il aime dans ces échanges, c’est « faire vibrer le lien ». Son écoute est singulière : « […] quand une personne pose une question, je n’écoute pas vraiment ce qu’elle dit mais j’essaye de sentir ce qu’elle ne veut pas dire. » Il éclaire le présent, le déjà-là, mais ne s’offusque jamais de ce que nous demeurions dans l’illusion : « Le problème, c’est que tu veux une certitude dans le futur. Tu peux simplement revenir au présent : « Qu’est-ce que je peux faire ? » Et peut-être que la réponse immédiate sera : « Je ne sais pas. » Le seul problème que vous n’énoncez pas, c’est vouloir autre chose à la place de ce qui est. » Inlassablement, il redit, avec des variations subtiles, des angles de vue légèrement différents, ce qu’il a toujours martelé, frappé du coin de l’évidence : « Par son arrogance, l’humain veut autre chose à la place de ce qui est pour se rééquilibrer par la pensée, en imaginant un ailleurs qui n’existe pas. J’appelle ça se shooter à l’imaginaire. » Ou encore : « Ce qui met à mal l’équilibre de la société, c’est le virus de la croyance d’être une entité séparée autonome. »
Dans ces dialogues, il revient sur ce qui fonde sa propre expérience : le moi n’est pas possesseur mais conducteur ; on ne peut approcher l’absolu qu’en vivant complètement dans le monde relatif ; l’absolu est indicible ; la Totalité est parfaitement immobile et elle est inconcevable pour notre esprit ; le seul problème que nous rencontrons, c’est que nous désirons qu’il y ait autre chose à la place de ce qui est déjà là ; la séparation n’existe pas… Il décrit aussi sa relation passée avec Arnaud Desjardins, en notant que les différences de forme n’affectent pas l’identité de leur vision de l’essentiel. Il évoque également la relation maître-disciple, la réincarnation à laquelle il ne croit pas… Il distingue la « douleur » de la souffrance » et définit la peur comme « la peur de perdre » et l’oubli de notre lien avec le désir. Il reprend la métaphore saisissante de l’eau et des glaçons pour démonter notre croyance en la séparation, ainsi que le grand thème de la « demande d’impossibilité », qui est en fait une « demande d’imbécillité ». Il tente enfin de peindre cette « tranquillité de base » qu’il vit de manière constante, à partir de l'axe de ce qu'il appelle le moi-zéro, quelles que soient les circonstances et les expériences vécues, si désagréables soient-elles.
D’une manière saisissante, les mots de Daniel Morin nous permettent d’entrevoir un véritable abîme métaphysique, un vide plein de l’Être, un vertige d’expérience à la fois radicale et d’une immense simplicité.
J’aime terminer mes notes de lecture par un florilège de citations. Je les ai ici choisies pour leur pouvoir décapant ou poétique. Elles sont à savourer, à se redire, si l'on veut s'extirper de cet imaginaire où la pensée toujours s’englue, afin de voir ce qui se présente à nous, au lieu de le penser...
« Où est le contour de l’arbre qui bouge dans le vent ? […] Où est la limite de votre corps quand vous fermez les yeux ? »
« Il y aura l’action sans bénéficiaire, il y aura l’acte sans acteur. »
« Le ressenti n’a pas d’extérieur. »
« On ne peut pas atteindre ce qui est déjà là, c’est-à-dire l’expression de l’indéfinissable. »
« L’acceptation totale du relatif, c’est l’absolu. »
« On est tous exactement à notre place, comme le vent qui passe dans les branches de l’arbre, les feuilles qui bougent exactement comme elles doivent bouger. »
« Dans responsabilité, il y a réponse, c’est-à-dire la réponse la plus juste en tenant compte du contexte. »
« La vraie liberté, c’est l’acceptation parfaite, la non-discussion de la non-liberté ».
« La clé, c’est la non-discussion absolue de ce qui est. »
« Tout mouvement est généré par la loi de recherche d’équilibre dans le relatif ».
« Ce n’est pas toi qui cherches, c’est la danse de la vie. »
« […] on ne peut rien rajouter ni enlever à ce qui est déjà là. »
« Toute pensée qui n’aboutit pas à un acte est une pensée inutile. »
« On est reliés par ce que l’on ignore. »
« […] la partie est toujours pleine de la substance du Tout. »
« […] refuser nos limites revient à refuser l’infini. »
« Le mouvement, c’est la différence dans le temps. »
« l’Unicité, c’est la multiplicité reliée, interdépendante. »
« Moi + non-moi = le Tout. »
« Le relatif et l’Absolu sont toujours au même endroit. »
« l’Être étant l’extension du non-Etre, / le non-être étant la contraction de l’Être. »
« « Je, ne sait pas », tout simplement parce que « je » n’est pas un sujet séparé de son extériorité mais le reflet de ce jeu entre Rien et Tout. »