Un souvenir me revient souvent à l’esprit, ici dans ma cellule. Je suis un petit garçon de 7 ou 8 ans et je me tiens debout sur une planche en bois posée entre deux parpaings. Je me vois en train de remuer un liquide visqueux dans le grand chaudron noir de sorcière, comme nous l’appelions à l’époque. J’y mets toute mon énergie, à l’aide d’une cuillère en bois, pour obtenir une belle texture lisse. Comme j’étais fier d’aider ainsi mon arrière-grand-mère à faire du savon ! Elle qui m’a élevé ainsi que tous mes frères et sœurs ! Je n’oublierai jamais comme j’étais heureux de pouvoir remuer cette cuillère dans cette grosse marmite, tandis que la fumée s’élevait du feu allumé juste en dessous.
Quand tout était fondu, les graisses et tout ce qu’elle rajoutait pour parfumer le savon, il fallait laisser refroidir. Puis nous versions le mélange dans une poêle plate qu’elle utilisait pour le faire sécher. Ensuite, elle coupait le savon en petits carrés qu’elle entassait à l’arrière de la maison sous la véranda, pour qu’il sèche encore. Une fois qu’il était bien sec, après de nombreuses vérifications de ma part, nous allions faire le tour du voisinage pour le distribuer aux personnes âgées. Oh mon Dieu, ils étaient tous si heureux de recevoir leur petit carré de savon ! Ensuite, c’était la période des conserves et des confitures. Je grimpais dans le prunier du voisin pour cueillir ses prunes bien mûres. Je remplissais le panier de mon arrière-grand-mère avec tellement d’ardeur ! Puis je l’aidais à éplucher tous les fruits. Cela m’amusait beaucoup, parce que je pouvais lécher la cuillère quand elle avait fini et dérober quelques fruits pour les manger en cachette.
Rasés, baignés, épouillés
Beaucoup de mes amis du quartier se moquaient de nous quand nous refaisions le tour avec mon arrière-grand-mère, pour distribuer cette fois toutes nos conserves et nos confitures non seulement aux personnes âgées, mais aussi aux familles pauvres des alentours. Oh bon sang, comme j’étais gêné parfois que l’on me voie avec cette grand-mère ! Comme il m’est arrivé d’avoir honte de cette distribution sous les yeux de mes copains ! Et bien sûr elle devinait mon embarras et me lançait haut et fort : «Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil !» Ou encore : «Roger McGowen, n’aie jamais peur de donner quand tu possèdes plus que le nécessaire !» Ou bien : «Roger McGowen, il n’y a rien de mal à donner tout ce qu’il te reste si quelqu’un en a plus besoin que toi !»
Ces mots se sont imprimés en moi pour le reste de ma vie. J’ai sans doute été si heureux de vivre aux côtés de cette arrière-grand-mère, de participer à tous ces actes de bonté que ces petites phrases et tous ces dons complètement désintéressés ont fini par intimement m’imprégner.
L’un des actes le plus désapprouvé en prison, spécialement dans le couloir de la mort, c’est précisément celui de la «gentillesse». Elle est même fortement déconseillée par les gardiens, tant elle peut produire de la camaraderie, voire de l’amitié, ce qui est formellement interdit en milieu carcéral. Oui, la gentillesse est si dangereuse, tant elle pourrait démontrer combien les prisonniers sont encore des êtres humains, au lieu des animaux que tout le monde souhaite nous voir devenir.
Pour la plupart d’entre nous, l’incarcération se fait en plusieurs étapes. D’abord nous sommes placés dans la prison du comté, en attendant le procès. Et puis une fois que le procès a eu lieu, et que le verdict de culpabilité a été prononcé, chacun doit subir divers examens. Nous sommes alors rasés, baignés, épouillés, et l’on nous donne le peu de choses autorisées en prison. Pendant tous ces épisodes, une phrase nous est constamment répétée par chaque personne que nous rencontrons : «N’accepte jamais quoi que ce soit de qui que ce soit… C’est un piège ! N’accepte jamais rien d’autrui !» Soyons justes, d’ailleurs : il est certain que beaucoup de jeunes détenus se sont parfois fait avoir avec quelques générosités manipulatrices, produisant alors des conséquences graves pour leur vie carcérale. La plupart des détenus qui arrivent en prison sont donc dans une extrême méfiance. Et ils n’acceptent rien de personne même si, dans de nombreux cas, les aides offertes par les codétenus le sont sans intention de mal faire. J’ai tellement vu de vieux prisonniers qui essayaient seulement d’aider le nouvel arrivant à mieux vivre cette période difficile qui suit l’incarcération, un moment que chacun vit toujours si douloureusement. Tout au plus essayent-ils de rendre cet enfermement soudain un peu moins dur que ce qu’ils ont connu eux-mêmes.
Je n’étais pas différent en arrivant dans le couloir de la mort ! J’étais un jeune prisonnier encore sous le choc de son incarcération, rempli de méfiance envers tous les autres. Mais en ayant grandi auprès de cette arrière-grand-mère, une petite phrase trottait sans cesse dans mon esprit : «Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil !» Sans doute, malgré tous les avertissements de chacun, avais-je encore un peu confiance dans les hommes !
Odeur âpre, sauvage, animale
Je suis arrivé dans le couloir de la mort en novembre 1987. Et la première chose qui m’a frappé, ce fut l’obscurité, et l’odeur de l’aile de la prison dans laquelle je fus enfermé. Je m’en souviens encore, c’était l’aile J-23 ! Il y avait du grillage de poulailler tendu au-dessus des cellules, et des rangées de clôture tout autour de la promenade. La lumière pâle et blafarde était si faible qu’elle donnait une atmosphère lugubre au cachot. Quant à l’odeur, elle m’était totalement inconnue. Elle était âpre, sauvage comme une odeur animale. Je n’avais jamais rien senti de tel. Quelle stupeur pour un homme d’entrer dans un monde pareil !
J’en suis certain aujourd’hui, tout était amplifié par ma peur. Car personne ne peut imaginer qu’un tel monde soit possible sur la Terre. J’en suis certain aussi, cette odeur incroyable était due aux prisonniers enfermés dans leurs toutes petites cellules. A tous ces corps non lavés, à toute cette sueur, auxquels s’ajoutait la puanteur de la mort ambiante.
Dès mon arrivée, je fus placé dans une petite cellule (3 mètres sur 2) au deuxième étage. Ayant été transféré tard, j’avais manqué le repas du soir. Cette situation était tellement nouvelle, si inattendue, dans un monde tellement hostile, que je ne savais pas à quoi m’attendre. Fallait-il que je dise quelque chose ? Fallait-il que je fasse quelque chose ? Ou bien devais-je tout simplement m’asseoir là, et attendre ?
«N’accepte rien d’autrui»
Mon problème fut vite résolu quand un jeune gardien noir vint dans ma cellule pour m’apporter une sorte d’oreiller contenant aussi deux draps, une brosse à dents, de la poudre de dentifrice et des écouteurs pour écouter la télévision (à cette époque, nous pouvions encore regarder la télévision). Je m’en souviens très bien : il me confia son nom, et me demanda si j’avais mangé. Evidemment sur la défensive, craignant un de ces pièges dont on m’avait parlé, je lui répondis que non !
Alors il partit, et je fus pris par la crainte de la célèbre loi des prisons : «N’accepte jamais rien d’autrui !» Il revint quelques minutes plus tard et déposa un petit sac dans ma cellule sans rien me dire. Ce fut plus fort que moi : j’en sortis le contenu, si dérouté par l’événement qui venait d’avoir lieu. Il y avait là un sandwich au thon, un paquet de chips et une pomme. Il y avait là surtout un peu d’humanité ! Plus tard, j’ai su qu’il m’avait donné la moitié de son propre dîner. Ainsi, peu à peu, lui et moi nous avons eu une excellente relation, sans jamais reparler de ce petit repas offert à mon arrivée.
Les années passant, j’ai souvent été en situation de pouvoir aider à mon tour beaucoup d’autres détenus. Certains acceptèrent mes dons, mais à cause de la règle tacite consistant à refuser toute aide, d’autres non. Combien de chaussures, de cafetières et de vivres ai-je ainsi pu offrir à tous ceux qui le voulaient bien ? C’était à mon tour, comme le faisait mon arrière-grand-mère, de partager avec les plus démunis, même en risquant la honte dans un tel lieu.
Un matin, je fus transféré au tribunal pour le procès concernant mon affaire. Et dans la prison du comté où je fus placé, je savais qu’il allait faire très froid, tant dans ces bâtiments blindés ils maintiennent tout le temps une climatisation glaciale, été comme hiver. Aussi fallait-il s’y préparer en s’habillant chaudement. Les seuls vêtements qui nous étaient donnés pour ce transfert étaient tellement fins : juste une combinaison de prisonnier, à savoir un pantalon et une chemise à manches courtes ! Alors j’ai décidé de rajouter mon sous-vêtement long, et deux tee-shirts, avec en plus ma veste enfilée par-dessus. Mais malgré tout cela, j’avais quand même très froid dans cette cellule d’attente où nous étions déjà trente, si serrés.
Et puis ils ont rajouté un jeune gars dans notre cellule pourtant bondée. Il avait seulement sa petite combinaison légère sur lui. Il tremblait de froid par tous ses membres en essayant de tirer sur ses manches pour les rallonger. Certes, j’avais froid, mais je savais qu’à cet instant il avait bien plus froid que moi. Et c’est là que la voix de mon arrière-grand-mère a surgi dans mon esprit : «Roger McGowen, la gentillesse ne connaît pas la honte !» Alors j’ai déboutonné ma combinaison pour enlever mon long sous-vêtement et l’un de mes tee-shirts, et je lui ai offert de les mettre pour se réchauffer un peu. Il y a eu alors un instant incroyable. Il m’a d’abord simplement regardé. Et je l’ai moi aussi regardé, sans qu’un seul mot soit prononcé. Et nous nous sommes vus, tellement vus tous les deux. Cela a duré peut-être trente secondes. Puis, il a pris les vêtements pour les enfiler sans faire aucun commentaire. Pas un mot ne fut prononcé. Mais je peux vous dire qu’apparemment, il avait bien plus chaud, grâce aux vêtements mais aussi grâce à l’événement qui venait de se passer… Et j’ai entendu mon arrière-grand-mère qui riait derrière moi !
La leçon de l’arrière-grand-mère
Quand on nous ramena à la prison, il fut placé dans la même aile que moi. Et il vint à ma table pendant le dîner, ce tout jeune détenu si égaré qui vivait à son tour son premier jour d’incarcération. Après le repas, en passant devant sa cellule, j’ai pu voir combien il n’avait rien, aucun ustensile, rien. Alors je lui ai apporté d’abord une tasse et un bol. Et puis je lui ai empaqueté un grand sac de nourriture, complément indispensable pour manger à sa faim. Evidemment, il commença par refuser, tant il avait été averti lui aussi de la règle de ne jamais rien accepter. Alors je lui ai raconté ma propre histoire lors de mon arrivée. Et je lui ai dit combien, depuis ce jour, je faisais tout ce que je pouvais pour aider au mieux les nouveaux détenus. Et puis je l’ai rassuré : «Je ne réclame rien en échange, tout ce que je te demande, c’est de transmettre de l’amour à ton tour !» Il a regardé autour de nous, juste pour voir si personne ne nous épiait. Il était inquiet. Il voulait tellement ne pas être pris pour un faible en acceptant quelque chose de ma part. Alors pour le rassurer un peu plus, je lui ai confié ce que mon arrière-grand-mère me disait toujours : «La gentillesse ne connaît pas la honte !» Il a pris le sac, avec un petit sourire. Et nous avons fini par devenir bons amis au fil du temps.
Plus tard, bien plus tard, il fut libéré. Et je l’ai vu donner à un autre prisonnier, qui venait d’arriver, tout ce que je lui avais donné. Après sa sortie, il m’envoya une lettre de remerciements, et il y avait mis de l’argent pour m’aider. Je n’ai plus jamais, par la suite, entendu parler de lui. J’espère qu’il mène une vie droite et honnête, et qu’il continue à transmettre de l’amour.
Savons-nous combien nous pouvons faire toute la différence dans la vie d’une autre personne, seulement en offrant un peu de gentillesse ? Savons-nous combien un peu de gentillesse peut parfois tout changer ? Je crois que c’est la plus grande leçon que m’ait offerte mon arrière- grand-mère. C’est la leçon qui me sert chaque jour, ici, dans le couloir de la mort. Parce que s’il existe un lieu où la gentillesse est vitale, c’est bien dans le couloir de la mort. Etre gentil sans honte, c’est parfois la seule manière de sauver sa raison, d’éviter de sombrer dans la folie. Essayez-le ! Essayez-le surtout avec ceux qui ne sont pas gentils, ou bien envers ceux avec qui vous n’avez jamais été gentils ! Essayez-le sans attendre, tendez la main vers celui qui a besoin d’un geste réconfortant. Souvenez-vous de mon arrière-grand-mère : «La gentillesse ne connaît pas la honte !»
Traduit de l’américain par Catherine Spec
— 12 décembre 2009
En vue de la révision du procès de Roger McGowen, vous pouvez envoyer des chèques libellés à l’ordre de Comité français de soutien à Roger Mc Gowen et adressé à : Comité Français de soutien à Roger Mc Gowen, Poitou, 47220 Caudecoste. Ou sur le site www.rogermcgowen.fr, paiement par carte bancaire ou Paypal. Pour toute correspondance : contact@rogermcgowen.fr
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