Ce qui nous manque le plus cruellement aujourd'hui c'est la qualité du féminin. Si nous n'y prenons garde, la religion va devenir une machine à raisonner droit. Ce langage partout crissant d'anathèmes! L'Eglise a raté sa chance de rester femme : fervente, accueillante, féconde. Elle a raté sa vocation d'Épouse du Christ. Le Cantique des Cantiques, tu l'as lu en prophète, Bernard de Clairvaux, moi je l'ai lu en amante!
En rejetant les femmes et l'amour, vous avez rejeté hors de vos institutions et de vous-mêmes la qualité du féminin. Et toute violence a sa source dans cette violence que vous avez fait subir à vous-mêmes.
J'appelle féminin cette qualité que la femme réveille au creux de l'homme, cette corde qui vibre à son approche. J'appelle féminin le pardon des offenses, le geste de rengainer l'épée lorsque l'adversaire est au sol, l'émotion qu'il y a à s'incliner. J'appelle féminin l'oreille tendue vers l'au-delà des mots, l'attention qui flotte à la rencontre du sens, le palpe et l'enrobe. J'appelle féminin l'instinct qui au-delà des opinions et des factions flaire le rêve commun.
Plus l'Église met en garde contre les femmes, plus elle se prive de l'énergie conciliante qu'elles répandent, plus elle s'éloigne de la source de vie. La guerre impitoyable dans laquelle elle s'engage pour des siècles peut-être est sans issue. La force de l'amour ne se peut briser. Elle subsistera sous la réprobation et le rejet comme elle subsiste sous le viol, la brutalité, la gauloiserie et les ricanements. Sous toutes les humiliations qu'on leur fait subir, les femmes continueront par la nature même de leur être d'appeler l'homme à l'amour.
De même qu'on peut détourner les yeux du soleil, se bander les yeux devant lui mais non pas l'éteindre, on peut frapper l'amour d'opprobre mais non réduire sa force. Seuls le rituel d'attente et d'approche, le merveilleux cérémonial dont les cultures se parent et s'honorent à juste titre sont anéantis. Le monde, la société en sont assombris et l'homme réduit à l'état de brute. N'est-ce pas assez de destruction? Mais l'amour reste intact sous les gravats. Sans sa révélation, rien ne m'eût fait lever la tête ni prendre conscience de cette royauté qui est la mienne.
J'ai eu tant de bonheur à être femme! Comment aurais-je douté du caractère divin de la métamorphose qui s'opérait en moi et autour de moi? L'amour transforma mon corps et mon âme. Tout devint d'une telle finesse, d'une telle qualité de résonance! N'étais-je pas, Dieu, ta harpe aux mains d'Abélard? J'appelle le féminin cette musique.
Christiane Singer
Ce passage est extrait du très très beau texte de Christiane Singer, écrivant avec les mots d'Héloïse en 1132, de sa passion d'Abélard.
- Une Passion. Entre ciel et chair
- Espaces Libres Albin Michel
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