...sans doute pour cela qu’au lieu de l'hospitaliser, le 15 juin 1999, Roland décide de le laisser rentrer chez lui. Il sait qu'il ne le reverra pas. L'examen cardiaque a montré que le cœur n’était plus oxygéné. Il se demande comment Yvan a pu venir jusqu’à lui ce jour-là. Il se demande maintenant s’il pourra tenir pendant l’heure et demie de trajet qui sépare Aix de Gordes. Il faut rendre hommage ici à ce médecin qui a su respecter le désir de son malade de rentrer chez lui, malgré la gravité de son état.
Roland dit que deux choses l’ont décidé : le désir d’Yvan et la force de Nadège. Sans elle, sans la qualité de sa présence et de son accompagnement, ce retour à domicile n’aurait pas été possible. « Je ne veux pas mourir étouffé », dit Yvan à son ami médecin, Pierre, lorsqu’il comprend que la fin arrive.
Rester maître de lui jusqu’au bout est important. Il ne veut pas céder à la panique, se voir étouffer comme un poisson hors de l’eau. Pierre le rassure, cette fois-ci à bon escient : « C’est un mauvais fantasme, ça ne se passera pas comme ça ! C’est le cœur qui va s’arrêter. Tu vas mourir d’un arrêt du cœur, tu ne seras pas en train de chercher ton souffle. »
Pierre confirme ainsi ce que Roland a déjà dit. Nous voulons saluer au passage l’attitude de ces deux médecins qui ont su aborder avec leur patient les conditions de son mourir. Nous savons qu’aujourd’hui la majorité des demandes d’en finir, d’anticiper la mort, en particulier lorsque la crainte de mourir étouffé est là, s’enracinent dans la peur que les personnes ont des conditions dans laquelle la mort surviendra. Aborder sereinement les peurs, informer et dire ce que l’on sait, promettre de ne pas abandonner et de ne pas laisser souffrir, permet d’approcher la mort plus sereinement. On peut penser que ces paroles de médecin ont permis à Yvan de se laisser mourir tranquillement dans les bras de Nadège.
La question de l’origine de cette insuffisance respiratoire reste mystérieuse. Certes, Yvan a souffert d’une primo-infection à l’âge de deux ans. Y a-t-il une fragilité des bronches réactivée plus tard par le virus de la malaria attrapé en Inde ? Y a-t-il une origine psychosomatique ou même karmique ? Alors que son entourage le pousse à chercher à comprendre d’où vient cette maladie, Yvan ne semble pas s’intéresser à cet aspect de la question. On peut s’en étonner, mais c’est ainsi. Cela restera le mystère d’Yvan. Ce n’est pas le « pourquoi » de la maladie qui lui importe, mais le « pour quoi ? »
Non pas la cause, mais la finalité. « Sommes-nous capables de percevoir une maladie non comme un événement qui touche quelqu’un mais l’humanité entière ? J’ai pu observer dans les milieux spirituels que la maladie est souvent interprétée comme l’expression d’un désordre, d’une faute ou d’une transgression. Loin de cette vision culpabilisante et négative, nous pouvons voir la maladie comme la quête d’un passage vers l’ordre. Ce n’est que dans la mesure où je suis victime de la maladie que je peux l’interpréter comme un coup du sort pour me punir. Mais si je la vois comme l’expression de la vie qui me pousse à apprendre pour grandir, elle devient pour moi, et à travers moi, pour l’espèce entière, un moyen d’accéder à un autre niveau d’organisation, à un ordre et à une conscience plus vaste. » Pourquoi cherche-t-on toujours un sens à la maladie ? Ne peut-on accepter qu’il y ait de l’inacceptable, de l’insensé ? Pourquoi vouloir toujours tout expliquer ?
Dans l’une de ses interventions récentes, le philosophe Bertrand Vergely, questionnant ce besoin irrépressible de donner du sens à l’inacceptable, se demandait s’il n’y aurait pas une troisième voie entre la recherche du sens et la révolte. Accepter de ne pas comprendre, et constater simplement qu’au cœur des pires épreuves, la vie est toujours là, imprévisible, plus forte que tout. En l’écoutant, je pensais aux fleurs du désert qui se fraient mystérieusement un passage au milieu des pierres et du sable du Sahara.
L’enseignement :
A partir de juillet 1989, on commence à venir voir Yvan. Un enseignement naît. Un enseignement qui lui est propre, avec ses mots à lui. Les gens lui posent des questions et Yvan répond. Une relation s’établit qui devient le cœur de l’enseignement : « L’enseignement naissait véritablement de la relation qui s’instaurait avec les personnes qui venaient me solliciter, et non pas d’une vérité à laquelle je m’étais éveillé. » Yvan veut que les gens qui viennent à lui se rencontrent eux-mêmes, en toute liberté.
Sa capacité d’accueil est reconnue : « On pouvait venir vers lui, se sentir totalement accueilli, et on pouvait repartir », disent ses amis. « L’instructeur est un homme qui a deux portes constamment ouvertes, celle de devant qui accueille, celle de derrière qui laisse partir. »
Qu’enseigne Yvan ? « J’ai vécu quelques années auprès d’un sage en Inde, et je n’en suis pas revenu hindou. Je suis revenu avec un cœur ouvert pour retraduire ici dans mon quotidien ce que j’avais vécu là-bas. Il m’a fallu actualiser, dans cet environnement, l’ouverture du cœur commencée là-bas. En faire avec le temps une action appropriée au sein de ma famille, et parmi les êtres que je côtoie tous les jours. »
Yvan enseigne la pratique de la « relation consciente ». Comment être présent à tout ce qui est, être disciple de ce qui est. Il ne s’agit pas de fuir la réalité, dans la quête d’une expérience spirituelle coupée du monde, mais de s’y confronter et d’apprendre de chaque moment de la vie. Yvan décourage ceux qui sont obsédés par l'« éveil ». Il voit là un danger. Il faut entrer en relation consciente avec ce qui est. C’est ce qu’il appelle la « voie du monde », la voie de l’immanence. C’est une voie exigeante, car elle oblige à sortir de son égoïsme, à prendre ses responsabilités, à tenir compte d’autrui. « Aimer, c’est être responsable, écrit Yvan. On ne peut envisager un enseignement sans être responsable de son prochain ; il n’est pas question de s’éveiller tout seul, mais de faire grandir le tout. »
Il ne s’agit pas de « s’éveiller » pour tirer son épingle du jeu, mais pour grandir ensemble. « Dans mon enseignement, j’ai voulu... que les personnes entrent en relation les unes avec les autres, qu’elles oublient un objectif personnel d’éveil, de libération, et reconnaissent qu’on ne peut grandir qu’ensemble, en prenant le risque de l'autre, en entrant en relation profonde avec l’autre dans la mesure où celui-ci est l’occasion d’aller voir ce qu’on n’est pas capable de voir tout seul. » Yvan a le don de « faire grandir ». Il sait voir en l’autre l’« or en puissance ». Il aide l’autre à aller vers lui-même. C’est cela la vraie transmission. Non pas donner quelque chose que l’autre n’a pas, mais permettre à l’autre, en votre présence, de « se souvenir » de ce qu’il est profondément. C’est pourquoi son enseignement n’a rien d’une aliénation à une pensée ou à une théorie.
Non, il sait rendre libre. Et tous ses amis, tous ses élèves le reconnaissent aujourd’hui. Il a une contagion d’être. Sa liberté intérieure, sa confiance dans la vie, son amour des êtres sont contagieux. "Il était contagieux de quelque chose, d’une force incroyable" témoigne Arnaud Desjardins qui l’a rencontré quelques années avant sa mort et qui l'à inviter à venir parler lors de l’assemblée générale de son association. Et d'ajouter « C’était un être totalement cohérent. Tout sonnait juste ! »
Extrait de "Mourir les yeux ouverts"
Par Marie de Hennezel
Roland dit que deux choses l’ont décidé : le désir d’Yvan et la force de Nadège. Sans elle, sans la qualité de sa présence et de son accompagnement, ce retour à domicile n’aurait pas été possible. « Je ne veux pas mourir étouffé », dit Yvan à son ami médecin, Pierre, lorsqu’il comprend que la fin arrive.
Rester maître de lui jusqu’au bout est important. Il ne veut pas céder à la panique, se voir étouffer comme un poisson hors de l’eau. Pierre le rassure, cette fois-ci à bon escient : « C’est un mauvais fantasme, ça ne se passera pas comme ça ! C’est le cœur qui va s’arrêter. Tu vas mourir d’un arrêt du cœur, tu ne seras pas en train de chercher ton souffle. »
Pierre confirme ainsi ce que Roland a déjà dit. Nous voulons saluer au passage l’attitude de ces deux médecins qui ont su aborder avec leur patient les conditions de son mourir. Nous savons qu’aujourd’hui la majorité des demandes d’en finir, d’anticiper la mort, en particulier lorsque la crainte de mourir étouffé est là, s’enracinent dans la peur que les personnes ont des conditions dans laquelle la mort surviendra. Aborder sereinement les peurs, informer et dire ce que l’on sait, promettre de ne pas abandonner et de ne pas laisser souffrir, permet d’approcher la mort plus sereinement. On peut penser que ces paroles de médecin ont permis à Yvan de se laisser mourir tranquillement dans les bras de Nadège.
La question de l’origine de cette insuffisance respiratoire reste mystérieuse. Certes, Yvan a souffert d’une primo-infection à l’âge de deux ans. Y a-t-il une fragilité des bronches réactivée plus tard par le virus de la malaria attrapé en Inde ? Y a-t-il une origine psychosomatique ou même karmique ? Alors que son entourage le pousse à chercher à comprendre d’où vient cette maladie, Yvan ne semble pas s’intéresser à cet aspect de la question. On peut s’en étonner, mais c’est ainsi. Cela restera le mystère d’Yvan. Ce n’est pas le « pourquoi » de la maladie qui lui importe, mais le « pour quoi ? »
Non pas la cause, mais la finalité. « Sommes-nous capables de percevoir une maladie non comme un événement qui touche quelqu’un mais l’humanité entière ? J’ai pu observer dans les milieux spirituels que la maladie est souvent interprétée comme l’expression d’un désordre, d’une faute ou d’une transgression. Loin de cette vision culpabilisante et négative, nous pouvons voir la maladie comme la quête d’un passage vers l’ordre. Ce n’est que dans la mesure où je suis victime de la maladie que je peux l’interpréter comme un coup du sort pour me punir. Mais si je la vois comme l’expression de la vie qui me pousse à apprendre pour grandir, elle devient pour moi, et à travers moi, pour l’espèce entière, un moyen d’accéder à un autre niveau d’organisation, à un ordre et à une conscience plus vaste. » Pourquoi cherche-t-on toujours un sens à la maladie ? Ne peut-on accepter qu’il y ait de l’inacceptable, de l’insensé ? Pourquoi vouloir toujours tout expliquer ?
Dans l’une de ses interventions récentes, le philosophe Bertrand Vergely, questionnant ce besoin irrépressible de donner du sens à l’inacceptable, se demandait s’il n’y aurait pas une troisième voie entre la recherche du sens et la révolte. Accepter de ne pas comprendre, et constater simplement qu’au cœur des pires épreuves, la vie est toujours là, imprévisible, plus forte que tout. En l’écoutant, je pensais aux fleurs du désert qui se fraient mystérieusement un passage au milieu des pierres et du sable du Sahara.
L’enseignement :
A partir de juillet 1989, on commence à venir voir Yvan. Un enseignement naît. Un enseignement qui lui est propre, avec ses mots à lui. Les gens lui posent des questions et Yvan répond. Une relation s’établit qui devient le cœur de l’enseignement : « L’enseignement naissait véritablement de la relation qui s’instaurait avec les personnes qui venaient me solliciter, et non pas d’une vérité à laquelle je m’étais éveillé. » Yvan veut que les gens qui viennent à lui se rencontrent eux-mêmes, en toute liberté.
Sa capacité d’accueil est reconnue : « On pouvait venir vers lui, se sentir totalement accueilli, et on pouvait repartir », disent ses amis. « L’instructeur est un homme qui a deux portes constamment ouvertes, celle de devant qui accueille, celle de derrière qui laisse partir. »
Qu’enseigne Yvan ? « J’ai vécu quelques années auprès d’un sage en Inde, et je n’en suis pas revenu hindou. Je suis revenu avec un cœur ouvert pour retraduire ici dans mon quotidien ce que j’avais vécu là-bas. Il m’a fallu actualiser, dans cet environnement, l’ouverture du cœur commencée là-bas. En faire avec le temps une action appropriée au sein de ma famille, et parmi les êtres que je côtoie tous les jours. »
Yvan enseigne la pratique de la « relation consciente ». Comment être présent à tout ce qui est, être disciple de ce qui est. Il ne s’agit pas de fuir la réalité, dans la quête d’une expérience spirituelle coupée du monde, mais de s’y confronter et d’apprendre de chaque moment de la vie. Yvan décourage ceux qui sont obsédés par l'« éveil ». Il voit là un danger. Il faut entrer en relation consciente avec ce qui est. C’est ce qu’il appelle la « voie du monde », la voie de l’immanence. C’est une voie exigeante, car elle oblige à sortir de son égoïsme, à prendre ses responsabilités, à tenir compte d’autrui. « Aimer, c’est être responsable, écrit Yvan. On ne peut envisager un enseignement sans être responsable de son prochain ; il n’est pas question de s’éveiller tout seul, mais de faire grandir le tout. »
Il ne s’agit pas de « s’éveiller » pour tirer son épingle du jeu, mais pour grandir ensemble. « Dans mon enseignement, j’ai voulu... que les personnes entrent en relation les unes avec les autres, qu’elles oublient un objectif personnel d’éveil, de libération, et reconnaissent qu’on ne peut grandir qu’ensemble, en prenant le risque de l'autre, en entrant en relation profonde avec l’autre dans la mesure où celui-ci est l’occasion d’aller voir ce qu’on n’est pas capable de voir tout seul. » Yvan a le don de « faire grandir ». Il sait voir en l’autre l’« or en puissance ». Il aide l’autre à aller vers lui-même. C’est cela la vraie transmission. Non pas donner quelque chose que l’autre n’a pas, mais permettre à l’autre, en votre présence, de « se souvenir » de ce qu’il est profondément. C’est pourquoi son enseignement n’a rien d’une aliénation à une pensée ou à une théorie.
Non, il sait rendre libre. Et tous ses amis, tous ses élèves le reconnaissent aujourd’hui. Il a une contagion d’être. Sa liberté intérieure, sa confiance dans la vie, son amour des êtres sont contagieux. "Il était contagieux de quelque chose, d’une force incroyable" témoigne Arnaud Desjardins qui l’a rencontré quelques années avant sa mort et qui l'à inviter à venir parler lors de l’assemblée générale de son association. Et d'ajouter « C’était un être totalement cohérent. Tout sonnait juste ! »
Extrait de "Mourir les yeux ouverts"
Par Marie de Hennezel