La formule « ouvre l’oreille de ton cœur », qui inaugure la règle de saint Benoît, me libère. Les sentiments, l’affection, le cœur n’ont pas toujours bonne presse aujourd’hui. Et il n’est pas rare qu’on se méfie de tout ce qui échappe à la raison, lui préférant une lucidité chirurgicale, laquelle nous tiendrait bien à distance des émotions et de leurs remous. Hume écrit qu’« il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est totalement inconnue. »
J’aime cette réhabilitation du cœur qui a ses raisons que la raison ignore. Effectivement, il n’est pas dit que la pesée de nos intérêts nous porte à la générosité et à la grandeur. Il faut sans doute quelque chose en plus pour nous éveiller le matin et nous lancer enthousiastes sur les chemins de l’existence. Encore faut-il l’écouter ! Un danger me guette : malgré moi, je voudrais rendre mon cœur plus docile, alors qu’il abrite encore des blessures. La première, la plus radicale tient dans le refus quasiment congénital de mon infirmité. Pendant des années, je me suis raisonné, tentant d’arracher à l’intellect un petit « oui » à tout ce que j’étais. En vain. Au contraire, cet instrument de vie s’est maintes fois retourné contre moi pour dévaloriser ce qui est. Depuis, l’acceptation que semblait promettre ma raison se fait presque malgré moi. C’est le cœur qui me la prodigue. Je commence à comprendre que ce n’est pas l’ego, le moi qui accepte. Son boulot, précisément, c’est de refuser perpétuellement le réel, de vouloir sans cesse autre chose, toujours plus. Rien ne lui suffit. Rien ne lui plaît totalement. Sans arrêt, il m’arrache à la pure joie d’être en vie.
Il y a peu, j’ai capitulé en constatant que déjà je vieillissais, que le corps devenait chaque année plus rétif. Et que, finalement, l’infirmité restait inacceptable. La raison avait presque refoulé cette donnée du cœur. J’avais intégré avec amertume une injonction qui a meurtri toute mon enfance : « Il faut accepter le handicap ! » Ce diktat a tôt fait de générer en moi une sorte de volontariste effréné, et j’ai endossé la cape d’un soldat de la raison qui devait analyser le monde, le rendre un brin plus supportable. Un matin, j’ai osé prêter l’oreille à mon cœur qui confessait : « Ces moqueries me chagrinent ! » Accepter que je n’accepte pas, écouter le cœur quand il bat trop fort, voilà qui m’allège.
Depuis, je cesse de me casser les dents sur mon problème, je renonce à vouloir automatiquement régler ses comptes au handicap. Contre toute attente, c’est le moins que l’on puisse dire, l’acceptation se fait peu à peu malgré moi. Car, elle procède de l’abandon et ne saurait résulter du seul effort. Ce n’est pas en serrant les dents que nous adhérons au réel mais peut-être en laissant partir nos résistances d’elles-mêmes. Pareillement, le silence advient lorsque le bruit cesse. On ne fait pas silence, on arrête simplement de s’agiter dans le tumulte, on se tait pour de bon. Certes, il faut un certain courage, de l’abandon pour oser se tenir à l’écoute de son cœur surtout lorsqu’il semble nous extraire de la sérénité. L’affectivité n’est pas forcément le lieu du caprice, de l’exacerbation, elle est peut-être plus proche de la vie que nos théories qui finissent presque immanquablement par boucher l’oreille de notre cœur.
Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil. (cliquez son nom dans le libellé pour voir d'autres articles)
J’aime cette réhabilitation du cœur qui a ses raisons que la raison ignore. Effectivement, il n’est pas dit que la pesée de nos intérêts nous porte à la générosité et à la grandeur. Il faut sans doute quelque chose en plus pour nous éveiller le matin et nous lancer enthousiastes sur les chemins de l’existence. Encore faut-il l’écouter ! Un danger me guette : malgré moi, je voudrais rendre mon cœur plus docile, alors qu’il abrite encore des blessures. La première, la plus radicale tient dans le refus quasiment congénital de mon infirmité. Pendant des années, je me suis raisonné, tentant d’arracher à l’intellect un petit « oui » à tout ce que j’étais. En vain. Au contraire, cet instrument de vie s’est maintes fois retourné contre moi pour dévaloriser ce qui est. Depuis, l’acceptation que semblait promettre ma raison se fait presque malgré moi. C’est le cœur qui me la prodigue. Je commence à comprendre que ce n’est pas l’ego, le moi qui accepte. Son boulot, précisément, c’est de refuser perpétuellement le réel, de vouloir sans cesse autre chose, toujours plus. Rien ne lui suffit. Rien ne lui plaît totalement. Sans arrêt, il m’arrache à la pure joie d’être en vie.
Il y a peu, j’ai capitulé en constatant que déjà je vieillissais, que le corps devenait chaque année plus rétif. Et que, finalement, l’infirmité restait inacceptable. La raison avait presque refoulé cette donnée du cœur. J’avais intégré avec amertume une injonction qui a meurtri toute mon enfance : « Il faut accepter le handicap ! » Ce diktat a tôt fait de générer en moi une sorte de volontariste effréné, et j’ai endossé la cape d’un soldat de la raison qui devait analyser le monde, le rendre un brin plus supportable. Un matin, j’ai osé prêter l’oreille à mon cœur qui confessait : « Ces moqueries me chagrinent ! » Accepter que je n’accepte pas, écouter le cœur quand il bat trop fort, voilà qui m’allège.
Depuis, je cesse de me casser les dents sur mon problème, je renonce à vouloir automatiquement régler ses comptes au handicap. Contre toute attente, c’est le moins que l’on puisse dire, l’acceptation se fait peu à peu malgré moi. Car, elle procède de l’abandon et ne saurait résulter du seul effort. Ce n’est pas en serrant les dents que nous adhérons au réel mais peut-être en laissant partir nos résistances d’elles-mêmes. Pareillement, le silence advient lorsque le bruit cesse. On ne fait pas silence, on arrête simplement de s’agiter dans le tumulte, on se tait pour de bon. Certes, il faut un certain courage, de l’abandon pour oser se tenir à l’écoute de son cœur surtout lorsqu’il semble nous extraire de la sérénité. L’affectivité n’est pas forcément le lieu du caprice, de l’exacerbation, elle est peut-être plus proche de la vie que nos théories qui finissent presque immanquablement par boucher l’oreille de notre cœur.
Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil. (cliquez son nom dans le libellé pour voir d'autres articles)