C'est un homme comme il y en a hélas beaucoup, plutôt proche de la soixantaine, le visage fatigué, les yeux d'un vaincu, assis sur le trottoir au coin de ma rue avec toutes ses possessions, une tasse en carton, un sac en plastique, une couverture.
Il ne demande rien. Il est là, il ne nous regarde pas, il attend, il survit. J'ai commencé par lui donner une pièce ou deux en passant, puis j'ai essayé de lui parler, d'apprendre où il vivait, mais son français se limite à « Merci Madame. » Cet hiver, je l'ai vu transi, recroquevillé ; il me semblait malade, maigrissait à vue d’œil. Quand je m'arrêtais près de lui, il me faisait comprendre combien il souffrait du froid.
J'apportai un grand sac contenant une veste chaude, des écharpes, des pulls, tout ce que j'avais récolté auprès de ma famille. Il a eu l'air vraiment content, m'a beaucoup remercié. Puis rien. Deux jours après, il était là, sans veste, sans écharpe. Les vêtements avaient-ils été donnés, échangés ? Les lui avait-on pris ? Que s'est-il passé, je ne le saurai pas. Je n'osai pas trop l'interroger ; quand je fis le geste d'enfiler une veste, accompagné d'un regard interrogateur, il me répondit par un mouvement de la main, très éloquent, qui me semblait englober toute une approche de la vie : « Eh oui, c'est comme ça... », juste une constatation, sans amertume, sans révolte.
Depuis, ne sachant trop que faire, je m'en suis tenue à donner de l'argent, des boissons chaudes et des sourires. Nous nous souhaitons bonne journée, moi debout, prête à bouger, à m'activer, lui sur son bout de trottoir, assis, disparaissant ensuite je ne sais vraiment pas vers quoi. Je donne, il me remercie, nous nous regardons, il me sourit, vaguement triste, je lui souris, vaguement coupable, et voilà.
Puis peu après Pâques, la situation s'est transformée. Un matin, lui, toujours si discret, me fait de grands signes en me voyant arriver. Il a un grand sourire, plus joyeux que je l'ai jamais vu. Il ouvre le sac posé près de lui et me montre : c'est plein de petits biscuits, de tablettes de chocolat. L'air réjoui, il fouille dans tout ça, et sort d'un air victorieux un lapin en chocolat, bien emballé dans son papier doré, et me le tend. « S'il vous plaît, s'il vous plaît... » Aujourd'hui, c'est lui qui me donne quelque chose, c'est moi qui remercie. Je range dans ma poche la pièce que j'avais préparée. Je lui montre en riant que cela me fait plaisir, j'exprime par gestes combien je suis gourmande - c'est vrai ! - et je range soigneusement le cadeau dans mon sac. Et je remercie encore, et nous nous sourions cette fois sans aucune arrière-pensée : deux êtres humains qui se rencontrent, deux personnes égales, des dons qui circulent dans les deux sens, un équilibre qui s'est rétabli dans le monde.
J'ai mangé le lapin, délicat chocolat au lait, et j'ai recommencé à lui offrir une ou deux pièces lorsqu'il est là. Mais nous savons tous les deux que tout a changé entre nous. Bien sûr, aujourd'hui, c'est moi qui donne, c'est lui qui reçoit, mais cette situation n'est pas figée, demain, après-demain peut-être, tout peut changer. C'est un moment de la vie, pas une fatalité.
Nous avons remis le monde à l'endroit, dans sa circulation fluide, changeante. Et je me demande si je ne me suis pas trompée souvent dans mon approche du don, si le plus grand don que l'on peut faire à quelqu'un ne serait pas de lui donner à son tour l'occasion de faire un don.
Un lapin en chocolat qui fait réfléchir !
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Il ne demande rien. Il est là, il ne nous regarde pas, il attend, il survit. J'ai commencé par lui donner une pièce ou deux en passant, puis j'ai essayé de lui parler, d'apprendre où il vivait, mais son français se limite à « Merci Madame. » Cet hiver, je l'ai vu transi, recroquevillé ; il me semblait malade, maigrissait à vue d’œil. Quand je m'arrêtais près de lui, il me faisait comprendre combien il souffrait du froid.
J'apportai un grand sac contenant une veste chaude, des écharpes, des pulls, tout ce que j'avais récolté auprès de ma famille. Il a eu l'air vraiment content, m'a beaucoup remercié. Puis rien. Deux jours après, il était là, sans veste, sans écharpe. Les vêtements avaient-ils été donnés, échangés ? Les lui avait-on pris ? Que s'est-il passé, je ne le saurai pas. Je n'osai pas trop l'interroger ; quand je fis le geste d'enfiler une veste, accompagné d'un regard interrogateur, il me répondit par un mouvement de la main, très éloquent, qui me semblait englober toute une approche de la vie : « Eh oui, c'est comme ça... », juste une constatation, sans amertume, sans révolte.
Depuis, ne sachant trop que faire, je m'en suis tenue à donner de l'argent, des boissons chaudes et des sourires. Nous nous souhaitons bonne journée, moi debout, prête à bouger, à m'activer, lui sur son bout de trottoir, assis, disparaissant ensuite je ne sais vraiment pas vers quoi. Je donne, il me remercie, nous nous regardons, il me sourit, vaguement triste, je lui souris, vaguement coupable, et voilà.
Puis peu après Pâques, la situation s'est transformée. Un matin, lui, toujours si discret, me fait de grands signes en me voyant arriver. Il a un grand sourire, plus joyeux que je l'ai jamais vu. Il ouvre le sac posé près de lui et me montre : c'est plein de petits biscuits, de tablettes de chocolat. L'air réjoui, il fouille dans tout ça, et sort d'un air victorieux un lapin en chocolat, bien emballé dans son papier doré, et me le tend. « S'il vous plaît, s'il vous plaît... » Aujourd'hui, c'est lui qui me donne quelque chose, c'est moi qui remercie. Je range dans ma poche la pièce que j'avais préparée. Je lui montre en riant que cela me fait plaisir, j'exprime par gestes combien je suis gourmande - c'est vrai ! - et je range soigneusement le cadeau dans mon sac. Et je remercie encore, et nous nous sourions cette fois sans aucune arrière-pensée : deux êtres humains qui se rencontrent, deux personnes égales, des dons qui circulent dans les deux sens, un équilibre qui s'est rétabli dans le monde.
J'ai mangé le lapin, délicat chocolat au lait, et j'ai recommencé à lui offrir une ou deux pièces lorsqu'il est là. Mais nous savons tous les deux que tout a changé entre nous. Bien sûr, aujourd'hui, c'est moi qui donne, c'est lui qui reçoit, mais cette situation n'est pas figée, demain, après-demain peut-être, tout peut changer. C'est un moment de la vie, pas une fatalité.
Nous avons remis le monde à l'endroit, dans sa circulation fluide, changeante. Et je me demande si je ne me suis pas trompée souvent dans mon approche du don, si le plus grand don que l'on peut faire à quelqu'un ne serait pas de lui donner à son tour l'occasion de faire un don.
Un lapin en chocolat qui fait réfléchir !
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