Pourquoi ne suis-je pas en mesure d'apprécier chaque instant à sa juste valeur? Comment sortir de cette routine qui finit par couvrir de brume les relations que j'ai avec mes proches ? Jamais je n'ai mieux ressenti la vérité de ce propos d'Horace que lors d'une récente visite dans une maison de soins palliatifs au Québec : « Persuade-toi que chaque nouveau jour qui se lève sera pour toi le dernier. Alors c'est avec gratitude que tu recevras chaque heure inespérée. »
Ainsi, grâce à une rencontre avec des personnes qui allaient prochainement vers la mort ; je redécouvre le caractère précieux de chaque instant et la difficulté d'envisager la vie comme un cadeau inestimable et rare. Une dizaine de malades réunis dans une pièce échangent sur la fin de vie. Me surprennent d'abord la joie et les éclats de rire. Certes, une certaine gravité nous rappelle que des moments difficiles ne sont pas loin, que l'annonce d'une issue fatale résonne encore avec tout son lot de peurs, d'incertitudes et de révolte peut-être. Mais, avant tout, je constate une fois de plus que la vie peut toujours gagner du terrain et que la souffrance, pour qu'elle n'ait pas le dernier mot, réclame tout un art de vivre afin que l'amertume ne s'installe pas. Bientôt, une mère de famille évoque ses projets, elle parle de ce qu'elle fera dans quatre heures, d'ici le soir ou avant midi. Je mesure combien je diffère les moments de joie et comment mes objectifs me portent dans les lointains. Soudain, une question me travaille : et si pour moi aussi il restait une année à vivre au plus ? Contraint de réenvisager l'essentiel, je perçois que ce qui me parait acquis, presque banal, fait la richesse de mes jours et que, trop souvent, j'oublie que les êtres qui m'entourent, et moi aussi, nous disparaitrons un jour. Cette prise de conscience peut donner lieu à une conversion intérieure : passer du chronos au kairos, du temps à remplir, à meubler, ou même à tuer, à l'instant à cueillir, glaner, embellir peut-être.
Avant de mourir, ces femmes et ces hommes désirent d'abord confier à leurs proches qu'ils les aiment, dire l'essentiel en somme. Tous me disent ne pas vouloir gaspiller des instants si précieux. Surtout, ne pas se disperser, dilapider les forces en de vaines querelles ou dans un amer ressentiment. Que pèsent en effet tel incident, tel malentendu face à la mort qui oubliera tout ? Et moi qui bénéficie d'un avenir un peu plus certain, ai-je vraiment pris le temps de dire à mon entourage combien je l'apprécie ? Et suis-je capable de vouloir célébrer la vie en chaque instant, comme m'y invite une jeune malade ?
Tandis que je suis venu pour parler, je préfère écouter. Je retiens cette confiance en la vie. Il n'y a pas de recettes. La peur de la mort est peut-être instinctive et inévitable, mais toutes ces personnes trouvent en elles les ressources pour affronter chaque jour l'épreuve. Un homme dit ne jamais s'être préparé à cette perspective, et pourtant, aujourd'hui, il l'envisage paisiblement. Serait-ce que la vie donne, le moment venu, la capacité de faire face, d'être de taille à affirmer la vie là où le désespoir tend à tout arracher ?
A l'heure du départ, un dilemme m'envahit : que leur dire ? Le cœur désirerait lancer un « au revoir, à bientôt », mais la raison sait que, probablement, je ne les reverrai jamais. Alors, une femme me tire d'embarras en me souhaitant de bien profiter de la fin de cette journée. Je repense à Horace et me dis que rester fidèle à cette belle rencontre, c'est essayer de vivre chaque jour comme si c'était le premier et le dernier.
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extrait du magazine La Vie n°3390 (photo d'Acouphene)
extrait du magazine La Vie n°3390 (photo d'Acouphene)