dimanche 16 janvier 2011

Le tissage de notre vie par Joshin Luce Bachoux

À chaque instant, la trame de notre vie se mêle aux couleurs et à la beauté du monde. Seuls peuvent voir ce tissage ceux dont le cœur est pur, racontent les Indiens.


C'est une ancienne légende indienne, celle du tissage de notre vie. Tout ce que nous vivons, éprouvons, rencontrons forme la trame de notre existence. Dieu tisse le fil et y inclut toute la création.


Dans notre tissage, il y a l'éclat du soleil, et l'argent de la lune, les couleurs de l'arc-en-ciel, et le noir de la tristesse et le blanc de la pure joie. Quand nous nous tournons vers Lui, il nous montre cette tapisserie : nous pouvons y voir les motifs qui s'entrecroisent et se répondent motifs de fête et motifs de chagrin ; passages sombres des mille instants de peine, joies qui traversent le dessin, comme un éclair dans un ciel d'été ; et les cailloux et les rivières, et les nuits et les jours, marées de nos vies.


Cette tapisserie n'est jamais terminée. Nous en déchiffrons le mouvement imperceptible : comme le friselis de l'eau d'un lac, comme le passage insensible du bouton à la fleur, le travail de Dieu la transforme sans cesse. Ne la vit pas celui qui, orgueilleux, se ferme à la beauté du monde. Malheur à lui : la tapisserie devient de plus en plus lourde à porter, nul ne peut en alléger le poids, ni Dieu, ni ami, ni amour. Il marche, tête courbée, épaules voûtées, regard tourné vers le sol.


Mais ceux qui ont le cœur pur, ceux qui laissent chaque instant les transformer, ceux qui disent oui aux cadeaux du monde... pour ceux-là, Dieu tisse dans le tissu le plus fin, le plus impalpable, tissu d'amour, tissu de don. Il y entre mille brins d'herbe dont la rosée rafraîchit les jours trop lourds, mille aubes pour éclairer les instants de nuit profonde, mille gouttelettes de pluie irisées et mille sourires pour nous accompagner quand le chemin est trop abrupt.


Quant à celui qui, les pieds pris dans la boue, refuse le pardon du monde... Ah ! pour lui, Dieu ne peut rien, car son cœur est fermé au chuchotement de l'amour. Et ils disent encore, ces Indiens qui respirent l'air pur des hautes montagnes, que celui qui n'entend pas Dieu ne voit pas non plus les couleurs qui réjouissent les yeux, l'or du maïs, morceau de soleil, le rouge de la terre, couleur de notre propre sang, ni les toutes petites plumes blanches qui entourent les yeux des aigles à leur naissance, il n'entend pas les cris joyeux des enfants, ni le chant des hauts plateaux. Ah ! Pitié pour lui ! Qu'est-ce qu'une vie où l'on est seul, seul dans sa tristesse et seul dans sa joie? Puis, dans sa sagesse, Dieu entremêle notre tapisserie à celles de tous les autres. Celles des Anciens, eux dont les vies ont poussé dans la terre sèche et pauvre, frayant un chemin à nos propres vies, avec les vies de ceux qui nous accompagnent, ceux dont la bouche est tout miel, et ceux qui sifflent comme des serpents. Enfin - et qui pourrait faire cela si ce n'est Lui qui, dans le grain, connaît déjà l'épi de maïs -, Il croise et recroise les fils avec tous ceux qui viendront, enfants nés de cette terre, enfants nés de Son amour...


Et sur ces hauts plateaux où, l'hiver, le gel fait craquer les os et les pierres, les femmes et les hommes aux cheveux noirs et aux yeux bridés, calmes et lents, marchent dans la lumière, mille pas qui tissent la trame du monde, mille gestes qui disent respect et grâce.
Regardez ! Cela chatoie sous nos yeux à chaque instant.



Joshin Luce Bachoux, nonne bouddhiste, a été ordonnée au Zuigakuin, un monastère de la montagne japonaise, voilà bientôt vingt ans. Elle a ouvert, en 1991, la Demeure sans limites, à la fois temple zen et lieu de retraite, à Saint-Agrève, en Ardèche.
source : La Vie, janvier 2004