Nous sommes si sincères dans nos sentiments, et toujours généreux. Mais on ne le remarquera jamais assez, en réalité, nous ne sommes guère dans l'amour : plutôt dans la main portée vers l'objet du désir, le fruit derrière le mur, l'arête brillante du sommet tout proche, jamais dans la lumière extasiée de l'être aimé, son rayonnement paisible, l'étendue de son pouvoir pacifiant, absorbant l'impatience comme la déception, le ressentiment comme l'esprit de conquête.
On veut. On n'aime pas, on veut. L'amour véritable, l'amour entier est libre de tout, et d'abord de lui-même. Il engendre le dégagement. Il trouve sa joie, son équilibre, sa plénitude, dans la grâce qui le suscite, le miracle du visage contemplé et plus encore la lumière étrange qui le fait à nul autre pareil. Il y a toujours du bonheur à aimer et à tout amour sans doute manque-t-il cette grâce du détachement que l'amour seul peut garantir.
Un tel amour ne sera jamais malheureux. Qu'on lui réponde ou qu'on l'ignore, qu'on l'accueille ou le dédaigne, il reste l'amour et ne cesse d'aimer dans l'émerveillement d'un sentiment toujours neuf transformant tout à mesure qu'on s'y abandonne. Les bras peuvent demeurer vides, le cœur, ne jamais recueillir la consolation d'un mot rassurant. L'amour est véritablement un autre monde qui commence de l'autre côté de soi. Bien sûr, on aime avec soi, à partir de soi, mais toujours plus loin que soi et jamais dans les retours troubles de la captation. Le désir lui-même, d'abord contrarié, se laisse dilater, attendrir, remodeler dans une chair qui s'élargit et devient tout entière la clarté bleue de l'amour qui l'anime.
L'amour n'attend rien : il est déjà arrivé. Il est en lui-même un accomplissement. L'être aimé y trouvera alors sa place parce que tout est pour lui et rien ne dépend de lui. Et s'il s'absente, il sera toujours là, parce que l'amour vérifié, l'amour que rien n'éteint, l'amour qui dure et brûle de sa propre flamme, l'amour épuré recrée sans cesse le corps absent : il en a la beauté tranquille, l'éclat d'au-delà des passions, la certitude des choses qui s'imposent par leur profondeur plus que par la force des apparences.
On s'accomplit d'amour, par sa vie propre, dans le rayonnement inattendu et l'espace inédit du simple fait d'aimer. Et s'il arrive qu'on s'en écarte, si l'on glisse insensiblement dans la logique implacable du complément d'objet, il n'y a plus, en toute pureté de terme, cette onction d'amour si reconnaissable à son amplitude, sa largeur de vue engendrant la paix du coeur. On en sort chaque fois qu'on se place dans un rapport, un vis-à-vis, avec ses visées, ses attentes secrètes, ses calculs, ses heurts ou ses caresses dont la satisfaction a perdu le bonheur inimaginable de l'oubli de soi.
Il n'est jamais trop tard pour insuffler un peu d'idéal dans les rouages qui activent nos nerfs, pour changer en vin de noces les eaux de nos trop familières réjouissances, ce vin qui vient après, tout à la fin, quand on a épuisé les ivresses éphémères, celui qu'on peut enfin goûter parce qu'on connaît trop bien ce qui continue à fermenter dans les vieilles cuves.
Avant de ressusciter, le Christ est descendu aux enfers. Avant de changer la vie en Vie, de nuit il est descendu au noir de nos cœurs, forçant tous les verrous, vidant l'armoire des procès, débusquant l'insolite cachette, et raclant la chair, incisant le mauvais rêve, le lourd sommeil, la maladive paresse, aspirant jusqu'à la dernière goutte d'humeur et tirant de chaque plaie la chaude rougeur des aubes nouvelles.
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Philippe Mac Leod, écrivain et a publié plusieurs livres et recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Poèmes pour habiter la terre est paru chez Le Passeur.
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