De son grand amour de jeunesse, Ghislaine, à son père, en passant par les écrivains qu'il fréquente assidûment, Christian Bobin a mis les absents au cœur de son oeuvre.
Dans sa vie, il y a un avant et un après. Une disparition comme un coup de tonnerre, celle d'une jeune femme qui fut la passion de jeunesse du poète. Elle s'appelait Ghislaine, enseignait le français, élevait trois enfants. Elle avait 44 ans quand la mort l'a brutalement happée. Deux décennies plus tard, la déflagration se propage encore : après la Plus Que Vive en 1996, et Carnet du soleil en 2011, voici Noireclaire, nouveau rendez-vous littéraire avec la disparue, recueil sans doute le plus aigu, travaillé jusqu'à la plus limpide simplicité, l'épure quasi parfaite. On y retrouve aussi au creux des pages tous les autres absents chers au coeur de Christian Bobin, ses parents et les écrivains qui sont ses compagnons de route. Le poète nous a reçus dans sa maison perdue au milieu des bois, au pied du Morvan, à quelques encablures du Creusot. Une thébaïde pas si solitaire, tant elle est habitée par la présence des âmes soeurs.
Comment les absents se sont-ils invités au coeur de votre oeuvre, faisant de la mort une figure familière?
Dès que vous connaissez la grâce de cette vie, vous connaissez sa perte aussi, les deux sont liées. Si une fleur peut nous toucher autant qu'un humain, c'est en raison même de sa fragilité. Et sa fragilité, c'est sa mortalité. Les choses qui viennent à nous et nous bouleversent par leur beauté, nous bouleversent par l'annonce de leur mort. Elles sont d'autant plus belles qu'elles sont en train de passer. L'apparition et la disparition se font en un même instant. C'est comme le sourire sur les lèvres minuscules des nouveau-nés : à la fois fugace et éternel. La vie vient, elle nous dit : « Je m'en vais », et c'est à la fois terrible et merveilleux. La vie est le paradoxe même. Et si vous refusez de le voir, tout en est déséquilibré.
Pourquoi parlez-vous d'un « même éblouissement » face à la vie et à la mort ?
Ce qui nous sauve, c'est ce qui nous arrache à nous-mêmes. La beauté d'une seule fleur vagabonde, le geste charitable et imprévu d'un autre être, un poème brillant comme du corail nous amènent loin de nous-mêmes, nous sauvent de notre existence endormie. Et, somme toute, de façon radicale, la mort ne fait rien d'autre. On peut la considérer aussi comme l'extase de la vie. Je précise immédiatement : à mes yeux, la mort n'est pas un banquet, une chose désirable, à rechercher. Mais on peut la penser comme une assomption, un fleurissement extrême, et je la vois ainsi. Cependant, elle me blesse. Elle m'enlève goutte à goutte, peu à peu, ce qui m'est le plus cher. Mais je ne lui en veux pas. J'ai ressenti les mêmes atteintes de la beauté de cette vie, et parfois de la mort. Mais l'atteinte de la mort est si profonde qu'elle peut faire hurler, amener les larmes et une désespérance, expériences que j'ai connues. J'arrive maintenant par la pensée à tenir la vie et la mort ensemble. Et il m'apparaît que le malheur de notre époque est d'avoir fait passer une muraille entre les deux, un barbelé infranchissable. C'est la raison pour laquelle la mort nous fait si peur et la vie nous semble moins précieuse. Cette dernière perd de sa force si on oublie qu'elle est fragile. C'est aussi la grâce de la mort, malgré tout, que de nous resserrer sur cette vie, qui est la seule que nous ayons.
Pourquoi le besoin de faire un chemin littéraire avec cette absente qu'est votre grand amour de jeunesse ?
À l'égal d'Ernst Jünger, je pense que la gratitude est le sentiment le plus haut. Et c'est par gratitude que j'ai écrit plusieurs textes sur cette jeune femme. Elle fait partie de ces gens qui rayonnent et ne le savent pas. Je crois que le soleil n'est pas conscient de lui-même, il fait son travail, magnifiquement, mais il ne sait pas qu'il est le soleil. Celle que j'ai appelée « la plus que vive » et qui est dans Noireclaire, accomplissait un travail de lumière dans cette vie. La voir au loin venir était un éblouissement. Son énergie a ouvert la fenêtre de la chambre où j'étais en train de lire, rêver et attendre depuis des années. J'étais peut-être dans une paix trop grande avant de la rencontrer. Ensuite, je n'ai plus exclu les luttes, les tensions, le côté plus aigu de la vie.
Elle vous a bousculé ? Dans votre écriture aussi ?
Oh oui. Quand j'ai commencé à écrire, elle n'était pas à mes côtés. J'écrivais peu. Mon premier texte, qui avait pris la forme d'une lettre, était adressé à un visage que je ne connaissais pas. Et elle a rempli ce visage quelques années plus tard. Il m'a suffi ensuite de la regarder vivre pour écrire. Ce que je dis des mères, ce que je dis des amoureuses, ce que je crois connaître des femmes inconnaissables, c'est d'elle que je le tiens. Sans parler de la joie suprême des promenades dans la campagne qui ouvrent aux plus grands bonheurs de cette vie. Elle est dans les trois livres à elle dédiés, et aussi en secret dans quelques autres...
Vous voulez dire dans tous vos livres ?
Je ne pense pas toujours à elle, je n'ai pas une pensée obsédante. Mais elle m'a réveillé. Et ce qu'il y a d'éveil dans mes livres est une suite heureuse de notre rencontre. Même après sa disparition.
Peut-on l'appeler « absente », alors ?
Oui, on peut la dire absente. Pour moi, ce n'est pas une injure. Simplement, quand nous atteignons un point de sensibilité, de douceur et d'intelligence de la vie, viennent s'asseoir à nos côtés ceux que nous avons aimés. La vie s'ouvre lorsque l'on a cette sensation et peut-être encore plus quand on l'exprime. C'est l'inverse du temps d'aujourd'hui, qui est si limité qu'il ne nous reste qu'une poignée de secondes piquantes comme une pelote d'aiguilles. Mais les absents, que ce soit nos proches ou les écrivains que nous lisons, viennent mettre leur main sur notre épaule et nous ramènent à une lenteur essentielle.
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Dans sa vie, il y a un avant et un après. Une disparition comme un coup de tonnerre, celle d'une jeune femme qui fut la passion de jeunesse du poète. Elle s'appelait Ghislaine, enseignait le français, élevait trois enfants. Elle avait 44 ans quand la mort l'a brutalement happée. Deux décennies plus tard, la déflagration se propage encore : après la Plus Que Vive en 1996, et Carnet du soleil en 2011, voici Noireclaire, nouveau rendez-vous littéraire avec la disparue, recueil sans doute le plus aigu, travaillé jusqu'à la plus limpide simplicité, l'épure quasi parfaite. On y retrouve aussi au creux des pages tous les autres absents chers au coeur de Christian Bobin, ses parents et les écrivains qui sont ses compagnons de route. Le poète nous a reçus dans sa maison perdue au milieu des bois, au pied du Morvan, à quelques encablures du Creusot. Une thébaïde pas si solitaire, tant elle est habitée par la présence des âmes soeurs.
Comment les absents se sont-ils invités au coeur de votre oeuvre, faisant de la mort une figure familière?
Dès que vous connaissez la grâce de cette vie, vous connaissez sa perte aussi, les deux sont liées. Si une fleur peut nous toucher autant qu'un humain, c'est en raison même de sa fragilité. Et sa fragilité, c'est sa mortalité. Les choses qui viennent à nous et nous bouleversent par leur beauté, nous bouleversent par l'annonce de leur mort. Elles sont d'autant plus belles qu'elles sont en train de passer. L'apparition et la disparition se font en un même instant. C'est comme le sourire sur les lèvres minuscules des nouveau-nés : à la fois fugace et éternel. La vie vient, elle nous dit : « Je m'en vais », et c'est à la fois terrible et merveilleux. La vie est le paradoxe même. Et si vous refusez de le voir, tout en est déséquilibré.
Pourquoi parlez-vous d'un « même éblouissement » face à la vie et à la mort ?
Ce qui nous sauve, c'est ce qui nous arrache à nous-mêmes. La beauté d'une seule fleur vagabonde, le geste charitable et imprévu d'un autre être, un poème brillant comme du corail nous amènent loin de nous-mêmes, nous sauvent de notre existence endormie. Et, somme toute, de façon radicale, la mort ne fait rien d'autre. On peut la considérer aussi comme l'extase de la vie. Je précise immédiatement : à mes yeux, la mort n'est pas un banquet, une chose désirable, à rechercher. Mais on peut la penser comme une assomption, un fleurissement extrême, et je la vois ainsi. Cependant, elle me blesse. Elle m'enlève goutte à goutte, peu à peu, ce qui m'est le plus cher. Mais je ne lui en veux pas. J'ai ressenti les mêmes atteintes de la beauté de cette vie, et parfois de la mort. Mais l'atteinte de la mort est si profonde qu'elle peut faire hurler, amener les larmes et une désespérance, expériences que j'ai connues. J'arrive maintenant par la pensée à tenir la vie et la mort ensemble. Et il m'apparaît que le malheur de notre époque est d'avoir fait passer une muraille entre les deux, un barbelé infranchissable. C'est la raison pour laquelle la mort nous fait si peur et la vie nous semble moins précieuse. Cette dernière perd de sa force si on oublie qu'elle est fragile. C'est aussi la grâce de la mort, malgré tout, que de nous resserrer sur cette vie, qui est la seule que nous ayons.
Pourquoi le besoin de faire un chemin littéraire avec cette absente qu'est votre grand amour de jeunesse ?
À l'égal d'Ernst Jünger, je pense que la gratitude est le sentiment le plus haut. Et c'est par gratitude que j'ai écrit plusieurs textes sur cette jeune femme. Elle fait partie de ces gens qui rayonnent et ne le savent pas. Je crois que le soleil n'est pas conscient de lui-même, il fait son travail, magnifiquement, mais il ne sait pas qu'il est le soleil. Celle que j'ai appelée « la plus que vive » et qui est dans Noireclaire, accomplissait un travail de lumière dans cette vie. La voir au loin venir était un éblouissement. Son énergie a ouvert la fenêtre de la chambre où j'étais en train de lire, rêver et attendre depuis des années. J'étais peut-être dans une paix trop grande avant de la rencontrer. Ensuite, je n'ai plus exclu les luttes, les tensions, le côté plus aigu de la vie.
Elle vous a bousculé ? Dans votre écriture aussi ?
Oh oui. Quand j'ai commencé à écrire, elle n'était pas à mes côtés. J'écrivais peu. Mon premier texte, qui avait pris la forme d'une lettre, était adressé à un visage que je ne connaissais pas. Et elle a rempli ce visage quelques années plus tard. Il m'a suffi ensuite de la regarder vivre pour écrire. Ce que je dis des mères, ce que je dis des amoureuses, ce que je crois connaître des femmes inconnaissables, c'est d'elle que je le tiens. Sans parler de la joie suprême des promenades dans la campagne qui ouvrent aux plus grands bonheurs de cette vie. Elle est dans les trois livres à elle dédiés, et aussi en secret dans quelques autres...
Vous voulez dire dans tous vos livres ?
Je ne pense pas toujours à elle, je n'ai pas une pensée obsédante. Mais elle m'a réveillé. Et ce qu'il y a d'éveil dans mes livres est une suite heureuse de notre rencontre. Même après sa disparition.
Peut-on l'appeler « absente », alors ?
Oui, on peut la dire absente. Pour moi, ce n'est pas une injure. Simplement, quand nous atteignons un point de sensibilité, de douceur et d'intelligence de la vie, viennent s'asseoir à nos côtés ceux que nous avons aimés. La vie s'ouvre lorsque l'on a cette sensation et peut-être encore plus quand on l'exprime. C'est l'inverse du temps d'aujourd'hui, qui est si limité qu'il ne nous reste qu'une poignée de secondes piquantes comme une pelote d'aiguilles. Mais les absents, que ce soit nos proches ou les écrivains que nous lisons, viennent mettre leur main sur notre épaule et nous ramènent à une lenteur essentielle.
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