L’autre, quel que soit cet « autre », est un autre. Il est peut-être moi en tant qu’atman ou que brahman mais, en tant qu’ego, il n’est certainement pas moi. Le chemin du dépassement de l’ego et de la libération passe par cette nécessité de rendre à « l’autre » sa pleine liberté d’être lui-même, ce qui n’exclut pas le fait, tout en reconnaissant l’autre comme un autre, d’agir si vous sentez cette action utile et juste. Vous en tant qu’ego, vous pouvez disparaître complètement ; la Conscience demeure, les phénomènes continuent mais l’ego, qui fait des phénomènes une affaire personnelle, a disparu. Vous êtes là en tant que témoin immuable, permanent et les phénomènes sont là – sans confusion.
Les phénomènes
ont existé pour vous depuis la conception ; ils ont même existé dans ce que
nous appelons les vies antérieures ; ils existeront encore ce soir, demain,
après-demain, jusqu’à votre mort – et ils existeront encore après la mort de
votre corps physique. Laissez-les exister ! Et vous, vous en serez le témoin,
le spectateur. Pour le spectateur, l’histoire est achevée. Vous, vous sentez
que vous avez une histoire, un devenir, que vous avez eu des moments heureux,
des moments malheureux, que vous avez eu l’impression de progresser, de ne plus
progresser, peut-être même de rétrograder, de descendre la pente, de la
remonter.
Cette histoire
personnelle n’existe que pour l’ego. Les phénomènes ne vous concernent pas réellement.
Mais quand je dis : « vous », faites bien attention ; tantôt « vous » désigne
l’atman, tantôt « vous » désigne l’ego. Soyez attentifs et ne confondez pas.
C’est ce sens de l’ego qui vous donne l’impression d’avoir une histoire individuelle, avec un passé et un avenir, et que vous avez changé, progressé, pas progressé. Quand l’ego disparaît, pour vous, au sens le plus profond du mot « vous », le devenir est terminé. Vous avez atteint le but, vous avez atteint « l’autre rive », et, par conséquent, le voyage de l’existence est achevé. Mais, en vérité, pour la Conscience, cette histoire n’a jamais existé. Cette histoire personnelle n’a existé que pour l’ego et cet ego est un malentendu, une illusion, qui s’interpose entre le monde phénoménal (ou la réalité relative) et vous en tant que Conscience immuable.
Pour l’instant, cet ego est là. Quand vous dites : « je », vous vous confondez avec les chaînes de causes et d’effets, avec les phénomènes. Vous êtes pris, identifié, sujet au désir, sujet à la peur, sujet à la souffrance ; vous vous souvenez d’avoir eu un passé par lequel vous vous sentez très concerné et qui vous donne la conviction que vous avez un futur. Pour l’atman il n’y a aucun futur. L’atman est immuable. Il ne changera pas, quoi qu’il puisse arriver ou ne pas arriver. Mais, tant que votre conscience est celle de l’ego et non celle de l’atman, vous projetez le passé sur le futur et vous vous représentez, vous, comme ayant encore une histoire devant vous, qui sera peut-être heureuse, peut-être malheureuse ; certaines perspectives vous rassurent, d’autres perspectives vous inquiètent, alors que, pour la Conscience non-dépendante, il ne peut être question ni d’être rassuré ni d’être inquiet.
Voyez-le, cet ego, voyez-le à l’œuvre. Il y a un enseignement à suivre, il y a des découvertes à faire ; il y a des vérités que vous ignorez aujourd’hui et que vous n’ignorerez plus demain. Et dans cette connaissance ou prise de conscience se trouve tout un aspect de ce qu’on peut appeler « chemin », chemin qui concerne en fait une irréalité : cette illusion de l’ego. Pour l’atman, pour la Conscience, il n’y a aucun chemin : la Conscience est déjà là, mais elle n’est pas encore réalisée en plénitude. Attention, méfiez-vous, aujourd’hui vous êtes soumis à cette conscience de l’ego et l’ego s’imagine quelque chose sur cette libération dont il ne peut en fait rien se représenter, puisque la libération est la disparition de l’ego. Un ego libéré, cela n’existe pas. Un ego qui a disparu, oui. Comment cet ego peut-il disparaître, c’est toute la question.
Cet ego ne disparaît pas par la suppression, la répression, la négation – certainement pas. Cet ego disparaît en devenant de moins en moins contraignant, de plus en plus fin, jusqu’à ce que tout d’un coup, la rupture de niveau ait lieu, pareille à un éveil – le sommeil est de plus en plus léger et brusquement se produit l’éveil.
Arnaud Desjardins, extrait de Au-delà du moi, À la recherche du soi, tome II