LA STRATEGIE DU OUI – L’émotion et ses thérapeutiques de la tradition au lying
Denise Desjardins - La Table ronde
Que faire pour se libérer de l’émotion ? Se servir de l’émotion. Si le Seigneur a créé les émotions, n'est-ce pas pour les utiliser afin de le rejoindre Puis il créa «la dévotion austère, la parole, la volupté, le désir, la colère aussi ; c'est ainsi qu'il opéra cette création, désirant donner l'existence aux êtres ». (Lois de Manou, 1, 25 2.)
Ardeur, désir, faculté de jouir, colère, telles sont les composantes de notre psyché qui peuvent, de façon inattendue, briser les écrans de structure mentales et susciter les états mystiques. C'est en grande partie de quoi s’occupe le Vijñâbhairava tantra, un des plus anciens tantra (livre sacré, principalement ceux des sectes sivaïtes) auxquels se réfère l'école sivaïte moniste du Kašmir.
Abandonnons effort de contrôle psychique, rituels et mantra. Place à l'utilisation de l'énergie. Et plus cette énergie sera impétueuse, tumultueuse et même violente, plus l’ascèse sera profitable., Si on sait s'en saisir de la bonne façon et aux bons moments. Le tantra en propose cent douze. Parmi eux, toutes circonstances, émotions, sensations, impressions où l'énergie est à son paroxysme, peuvent devenir l'aiguillon pour rejoindre la plus haute énergie.
Où l'énergie se révèle-t-elle la plus forte, donc la plus utilisable, si ce n'est au moment d'une explosion d’émotions ? Ainsi passion, colère, terreur, au lieu d'être honnies, bannies, proscrites, exorcisées, vont-elles devenir, en tant que production magnifique de matière première, le domaine par excellence de l'ascèse. Ne fuyons donc pas l'existence de chaque jour ; essayons au contraire de traquer ces occasions de bouillonnement émotionnel, au besoin de nous y préparer, afin de découvrir le fil d’Ariane qui, de cette éruption brutale, va permettre de remonter jusqu'à sa source : l'énergie indifférenciée, toute-puissante, celle de Siva, et de s'y fondre.
Cette technique, nous avons à chaque instant l'occasion de la mettre en pratique, nul doute, mais que de qualités elle requiert... A commencer par une vigilance, une vivacité et une présence d'esprit peu ordinaires. Car la démarche exige, à tout le moins, une rapidité fulgurante pour, en plein cœur du jaillissement d'émotions, parvenir à stopper le fonctionnement intellectuel.
« Si l'on réussit à immobiliser l'intellect alors qu'on est sous l’emprise du désir, de la colère, de l'avidité, de l'égarement, de l’orgueil, de l'envie, la réalité de ces états subsiste. »
Encore faut-il y réussir... L'exploit d'être simultanément la proie d'une émotion violente et l'acteur capable d’immobiliser son intellect, n'y parvient pas qui veut, mais qui s'est adonné au recueillement, à la maîtrise de soi, même s'il l'a provisoirement perdue. A quelque niveau que se déroule notre vie, n'importe quelle émotion fera l'affaire et servira de déclencheur, à condition de faire converger sur-le-champ un triple faisceau : la formidable condensation d'énergie, la sensation d'exister, attisées toutes deux par l'émotion violente, l'immobilisation de la pensée. Que d'occasions la vie nous offre d'utiliser d’un coup ce potentiel énergétique (même l’éternuement !) : « Au commencement et à la fin de l'éternuement, dans la terreur et l'anxiété ou (quand on surplombe) un précipice, lorsqu'on fuit le champ de bataille, au moment où l'on ressent une vive curiosité, au stade initial ou final de la faim, etc., la condition faite d'existence brahmique (se révèle). › › (Verset 118.) L'existence brahmique étant une extase temporaire.
A ces instants dangereux, intenses ou violents, l'individu est unifié, que ce soit dans sa terreur ou son éternuement. Il n'y a de place pour rien d'autre. Mais qui prend garde à ces moments privilégiés ou providentiels ? Seul le peut l'ascète averti, entraîné à concentration, méditation, vigilance, vivacité d'esprit. Celui-là seul parvient à calmer l’émotion, tout en gardant l'intensité et l'éveil de la conscience. Explosion d'émotions, situation d'urgence, paroxysme de sensation, oui. Mais d'autres instants encore peuvent provoquer spontanément ce que le tantra nomme l'état « d'existence brahmique››. En particulier les espaces de vide interstitiel.
Le défilé perpétuel de nos pensées et associations d'idées nous donne l'impression de continuité et nous empêche de nous rendre compte, et plus encore d'utiliser ces espaces de vide. Que se brise l’écran des pensées, ne fût-ce qu'un instant, et dans cette trouée, un ciel jusque-là voilé se découvre dans tout son éclat. Encore faut-il saisir au vol l'instant fugace de la déchirure et ne pas fermer les yeux, mais bien s'ouvrir à cette clarté. Peu importe le support. Que ce soit l'intervalle entre deux souffles, ou entre deux perceptions, il peut devenir l'instant de rupture où soudain s'éclipse notre perception habituelle.
Tentons, par exemple, dans l’espace qui sépare deux objets simultanément perçus, de s’arrêter en leur milieu : la Réalité jusque-là obstruée par ces objets peut alors se révéler. La « condition suprême › › est enfin saisie.