« L’essentiel était d’ouvrir ses yeux et d’aiguiser son regard pour faire la lumière sur sa vie, son état de vie, son milieu de vie », voilà ce que nous confie la chroniqueuse Charlotte Jousseaume.
À l’âge de 20 ans, j’ai ressenti l’appel d’air de la vie consacrée. J’avais failli mourir, une nuit, d’un empoisonnement, et je ne cessais depuis d’entendre au fond de moi la source de la vie qui s’était déblayée au seuil de la mort. J’avais marché, un jour, en forêt, et je gardais vive sur ma peau la mémoire de cette communion intense avec le vivant. Si l’infini avait désiré frapper ainsi à ma porte, impossible de l’ignorer et de lui refuser ma demeure. Les vêtements que me tendait le monde me semblaient tous trop étroits à porter. Seule la tunique sans couture du Christ était à même de m’envelopper.
Les arbres en ont décidé autrement, et c’est sur un autre chemin de vie que je me suis engagée. Traversant un printemps une forêt, j’ai aperçu à quelques dizaines de mètres de moi, une clairière faite de main d’hommes. Certes la lumière entrait à flots par cette trouée, mais le terrain avait été défriché, les arbres abattus et déracinés.
Apprendre la vigilance
J’ai compris, en toute évidence, qu’il fallait protéger mon bois sacré intérieur de toute forme de violence extérieure. Inutile de défricher, d’abattre et de déraciner… J’allais sacrer ma vie, non la consacrer !
La solitude est devenue ma clôture, et ma clairière. En véritable veilleuse, elle m’enseigna ce qu’enseigne la vie monastique : la vigilance. J’appris à son école à monter la garde sur les remparts de Jérusalem, en faisant une avec tout ce que je vivais… de la tête aux pieds ! Cette sève qui montait ou descendait le long de mon tronc, comme les anges sur l’échelle de Jacob. Ces feuilles qui, de saison en saison, s’ouvraient à la lumière, ou tombaient, mortes, sur le sol. Ces anneaux de croissance qui, d’année en année, marquaient le chemin parcouru intérieurement.
Un été, guettant la lumière dans la pénombre d’une pinède, je découvris, les yeux levés au ciel, la « timidité » des pins. Je savais que les conifères autour de moi s’assemblaient et s’épaulaient en profondeur par leurs racines. J’ignorais qu’ils savaient respecter entre eux la juste et bonne distance, pour que leurs branches ne s’enchevêtrent pas et que leurs aiguilles ne s’emmêlent pas. Je ris en apprenant que les naturalistes appellent « timidité » cette règle de vie communautaire ! Les pins épousaient la timidité, pour ne pas faire obstacle entre eux au passage de la lumière.
Cette « fente de timidité », dite aussi « fente de solidarité », m’a ouvert les yeux. Peu importait en effet la clairière (et l’état de vie, consacrée ou non) : ce qui comptait, c’était le regard clair ! En sacralisant entre eux cette règle de timidité, les pins ouvraient de concert au ciel la fenêtre de l’âme de la forêt. La lumière pouvait ainsi la pénétrer, sans besoin de rien défricher, abattre ni déraciner. Oui, l’essentiel était d’ouvrir ses yeux et d’aiguiser son regard pour faire la lumière sur sa vie, son état de vie, son milieu de vie. L’essentiel était de voir clair, de passer de la vigilance à la clairvoyance.
Et si, en cette fête de la vie consacrée, nous imitions non la multiplication des pains mais la timidité des pins ? Que nous vivions au cœur d’une clairière, dans la pénombre du bois ou en lisière, c’est en ouvrant la fenêtre de notre âme que nous verrons l’œuvre de la lumière en nous et autour de nous. Jésus n’a cessé de nous inviter à cette pureté du regard. L’Évangile de Matthieu (6, 22-23) rapporte : « L’œil est la lampe du corps. Si ton œil est en bon état, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. » Alors ouvrons nos timides fenêtres, et gardons le regard clair !
Charlotte Jousseaume est écrivaine. Elle anime des ateliers d’écriture et a publié Le silence est ma joie (Albin Michel), Quatuor mystique (Cerf), Et le miroir brûla (Cerf) et J’ai marché sur l’écume du ciel (Salvator).
Source : La Vie
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