A 78 ans, vous vous dites fatigué et confiez ne pas arriver à lever le pied. Comment vivez-vous ce temps que vous passez à écrire, parler, sensibiliser ?
Votre vision n’est pas très optimiste…
L’évolution générale n’est pas bonne, même s’il y a de petits progrès de-ci de-là… Nous sommes capables de toutes sortes de prodiges et de prouesses techniques et technologiques, mais à force de mobiliser notre génie sur la destruction et la mort, nous retournons cette prodigiosité contre nous. La question est de savoir pourquoi nous sommes dans cette contradiction et comment nous nous sommes installés dans cette ornière. Il s’agit aussi de savoir si nous avons le temps de changer la donne. Comment appréhendez-vous cette question du temps ?
Depuis l’origine de l’humanité, le temps est indexé sur le temps cosmique (les saisons, le rythme du vivant), raison pour laquelle je peux renoncer à beaucoup de choses, sauf à mon jardin, qui me reconnecte à cette temporalité. J’ai aussi appris à m’écouter : revenir à son corps et à sa respiration permet de garder la vraie cadence de la vie.
Le tout consiste à échapper à la frénésie dans laquelle notre société est entrée : quand la logique de profit accélère le temps pour des finalités stupides, la société ne crée plus de joie et l’on recourt aux anxiolytiques pour atténuer notre mal-être. Cette frénésie est presque une épidémie généralisée… On est tombé dans cette anomalie pour gagner du temps, mais cette normalité nous piège maintenant.
Le retour à la terre et la permaculture, dont on parle beaucoup aujourd’hui, nous permettraient donc d’apaiser notre rapport au temps ?
Oui ! Le jardin oblige à la patience, car on ne peut semer aujourd’hui et récolter demain. Certains moyens artificiels accélèrent le processus, mais le vrai temps, celui qui est ponctué par la respiration ou les battements du cœur, est le seul à procurer un sentiment d’éternité. De même, la civilisation agraire imposait un temps différent de celui de la société industrielle dans laquelle les gens acceptent d’être enfermés dans des villes, d’être enfermés toute leur vie dans des boîtes, dans un espace où le soleil se lève et se couche pour rien. C’est à se demander s’il existe une vie avant la mort.
« Je retiens que le temps qui passe est une durée qui m’est octroyée, une soustraction permanente sur ma durée. » C’est comme si on restait dans le coma pendant onze mois, avant de profiter, pendant le mois restant, de ce que le système nous confisque… Il faut donc s’interroger sur les raisons qui nous poussent à être dociles à la frénésie plutôt que d’essayer d’innover pour mieux la supporter ! Prenons donc le problème à sa racine : quel mode d’organisation l’humanité doit-elle adopter pour jouir de ce que la vie sur Terre lui offre ?
Vous affirmez dans votre livre être convaincu qu’il n’y a pas de changement de société sans profond changement humain, et qu’il nous faut ensemble prendre conscience de notre inconscience. Mais a-t-on le temps d’attendre cette prise de conscience ?
Il y a un moment où chacun de nous est ramené à l’espace de liberté où l’on peut exercer sa spontanéité, sa liberté… C’est pour cette raison que nous avons créé le mouvement Colibris (association fondée en 2007 qui mobilise « pour la construction d’une société écologique et humaine »). Et c’est pour cette raison que j’ai organisé ma vie avec une cohérence de pensée et de conviction, car c’est par l’exemple et la cohérence qu’on arrive à convaincre. Le problème est surtout de savoir si nous sommes capables de changer les choses, de créer un autre espace-temps et de sortir du système esclavagiste qui nous est imposé.
Qu’apprend-on le plus avec le temps ?
Je retiens que le temps qui passe est une durée qui m’est octroyée, une soustraction permanente sur ma durée. On déduit sans cesse sur un capital vie dont on ne sait l’importance… donc pour moi le temps s’imprime sur quelque chose qui a une saveur d’éternité… C’est ainsi que l’on perçoit notre contingence, que l’on passe dans la vie sans arrêter le temps.
Interview de Pierre Rabhi
Journal Le Monde