Imaginer l'avenir ne trahit pas seulement le présent, mais neutralise la venue, vole à la fleur un fruit qui s'arrondit au moule de la patience. L'imagination n'est grosse que de soi, elle enfle sous la pression de notre propre image perpétuellement projetée. Le présent n'appartient qu'à celui qui sait s'effacer, et il n'est d'attente que dans l'abandon libre, l'abandon heureux à la béance infinie que nous sommes. Le temps chrétien pourrait lui-même se résumer ainsi : patiemment mais passionnément.
Chérir l'attente ne nous est pas simple, même si chaque année la liturgie nous apprend à la creuser un peu plus largement, en nous tournant vers le secret que porte le temps en son apparente indifférence. Nous voudrions l'escamoter, quand il s'agit au contraire de le traverser en le transformant en attente, et en goûtant celle-ci en plénitude, en l'habitant, en la nourrissant de notre passion, plus que de nos pauvres et fausses patiences. C'est cela, l'espérance : vivre l'absence jusqu'à l'intensité de la présence.
Assimilation, cheminement, maturation, toujours nous sommes exaucés, mais par petites touches, au fil des avancées, de sorte que la part qui nous est dévolue ait le temps de nous transformer, afin que nous puissions recevoir davantage et surtout ne rien nous approprier. Toute la Création est placée sous le signe de la durée, de la croissance. Nous le savons, mais nous l'oublions, parce que nos désirs l'acceptent mal. Nous ne rêvons que d'immédiateté. On ne peut pas entrer dans l'éternité sans avoir bu toute l'immensité du temps, goutte à goutte, sans avoir ressenti la gigantesque poussée de son effort continu.
En nous arrachant à la rêverie, aux projections de l'esprit, l'instant présent nous rappelle aussi à l'objet présent. Des brumes de l'imaginaire il fait jaillir l'étincelle du réel. Au fond, il n'est qu'un seul présent, celui de la présence, pleine, entière, active, mue par une conscience libérée de toute préoccupation pour n'être plus qu'attention. L'instant prend toute la place, tout l'espace où nous sommes, pourvu que nous sachions l'investir.
La patience, en réalité, nous grandit quand elle n'est plus comprise comme une résignation,une sorte de crispation pour mieux tenir. La patience libère une force muette, un contrepoint à notre anxiété comme à la brutalité de certains événements. Elle signifie que le monde ne s'arrête pas aux premières évidences. Elle nous parle de cette espérance qui ne ressemble en rien à l'espoir avide, mais qui reste liée à l'intuition du coeur, à l'intelligence sans cesse en éveil, au regard qui cherche toujours plus loin. Je souffre aujourd'hui parce que je ne sais pas entendrece qui demain m'apparaîtra clairement. La patience s'appuie sur une continuité secrète, elle dit l'obscurité du présent, ou plutôt notre surdité, mais elle affirme dans le même temps notre refus de l'immédiateté sommaire des événements. Ils disent autre chose qu'eux-mêmes, ils recèlent une parole, un appel, ils sont toujours l'enfantement douloureux d'une promesse à venir, le passage obligé à un autre stade du réel qui n'apparaît pas dans sa totalité.
Il nous faut grandir, croître encore, et nul ne saurait faire l'économie de la souffrance qu'implique tout changement. Elle aussi est notre seule façon d'entendre, vraiment, c'est-à-dire avec notre chair. Non pas comme une pédagogie du châtiment, mais de l'inscription vivante, avec la lenteur inhérente à toute croissance et à un enracinement durable.
Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs livres et recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Poèmes pour habiter la terre est paru chez Le Passeur.