Je reviens d’Inde du Sud. Si j’y ai vu l’Inde spirituelle que je voulais voir, la spiritualité ne s’est pas simplement révélée au travers de grands temples comme celui de Maduraï, où la vie religieuse est intense, mais au travers de massages ayurvédiques. Ce à quoi je ne m’attendais pas. L’ayurvéda, qui signifie “la connaissance de la vie”, est une voie thérapeutique millénaire pratiquée dans le sud de l’Inde et qui, combinant méditation, régime et massages, stoppe les maladies, soigne et rééquilibre les énergies. Bien qu’un pays comme la France ne soit pas hostile aux massages (témoin la considération accordée à la kinésithérapie, aux massages pratiqués en thalassothérapie. ..), ceux-ci sont davantage vécus comme un moyen de confort qui ne fait pas de mal que comme un moyen thérapeutique capable de vraiment faire du bien. Notre rationalisme en est la cause. Aimant pouvoir contrôler les choses mentalement dans le cadre d’une autorité scientifique reconnue, nous nous sentons démunis quand survient une thérapeutique dépassant nos cadres mentaux et sociaux habituels.
Le massage ayurvédique passe pour être brutal. Ce qu’il n’est pas, ce massage toujours tonique s’adaptant avec respect à ce que chacun peut endurer. Original en raison de sa prise en main singulière, il l’est surtout en raison des huiles utilisées, toutes à base d’herbes qui, afin d’être vraiment efficaces, sont associées à un bain de vapeur donné après le massage. De sorte que l’on a l’impression étonnante d’avoir été massé sous la peau avec une sensation de purification surprenante. C’est en voyant le maître de massage prier afin que les huiles prennent toute leur efficacité grâce à une relation au plan divin, que j’ai eu vraiment conscience non seulement d’être en Inde mais d’avoir affaire à un autre niveau de réalité. Qui, dans nos contrées, prie quand il dépose une huile sur un corps avant de masser? L’Inde est un pays où les masseurs sont encore des prêtres et les prêtres encore des masseurs. Ce n’est plus notre cas. Notre religion, quand elle existe, ne se fait plus avec les mains et nos mains ne sont plus religieuses. Il y a pourtant un pouvoir des mains. Le Christ, l’oint de Dieu comme le dit son nom, enveloppé par Dieu comme une huile enveloppe un corps, soignait en appliquant ses mains sur les corps malades. Par ces applications, il rétablissait le lien avec le Père, source ineffable de vie, matrice de tous les possibles et de toutes les énergies.
Le monde occidental s’est coupé du lien avec le Père. D’où sa difficulté à soigner. Si la médecine fait des prouesses quand elle aborde le corps comme une machine, elle est démunie quand il s’agit d’envisager celui-ci sur le plan de l’être. L’être étant lié au fait miraculeux de la vie, on est dans l’être à chaque fois que l’on est dans une sensation profonde d’existence, seule une telle sensation étant en mesure de nous faire sentir le miracle d’exister.
Quand on est heureux et en pleine santé, se sentant exister, notre corps comme notre existence sont un miracle en acte. Ils sont l’être-fait chair. Quand on perd son lien avec l’être et la sensation miraculeuse qui va avec lui, l’être entier connaît les affres de la souffrance psychique et physique à travers un exil ontologique. Les maîtres de l’ayurvéda sont dans l’esprit du Christ. “Ce n’est pas nous qui soignons, m’a dit un maître de massage. Ce sont nos mains qui nous disent où soigner, Quand on laisse la vie agir, on a le ciel au bout des doigts.”
Bertrand VERGELY
Professeur de philosophie à Orléans, Bertrand Vergely a publié plusieurs ouvrages sur la diffusion de la philosophie ainsi que sur les questions touchant au bonheur, à l'émerveillement, au sens de la vie, mais également au mal, à la souffrance et à la mort.