« Mais où sont passées
Ou sont passées les lumières
Qui nous guidaient
Peut être étions nous trop fiers
Pour baisser la tête … »
Gérard Manset
je m’incline
plusieurs fois par jour
non seulement je m’incline
mais pour tout dire
je me prosterne
plusieurs fois par jour
face contre terre.
parfois je joins les mains
parfois pas
parfois
je mets un genou en terre
vite fait
il m’arrive même
de juste me fendre
d’un léger signe de tête
en passant devant mes statues
portraits
icônes
et autres représentations
du Plus Grand
léger signe de tête ,
genou en terre vite fait ,
pleine prosternation
à six ou sept ans
je me prosternais dans ma chambre
au pied de rien
ni personne
en particulier .
je comptais les prosternations
je me promettais
ou plutôt promettais
à je ne savais qui exactement
en tout cas au Plus Grand
dont la présence
était évidence
de m’acquitter d’un nombre donné
seulement voilà
il fallait aussi jouer
s’amuser
si bien que j’accusais constamment
un retard de prosternations
je m’en accommodais
sachant que, de toutes façons
on est toujours en déficit
de prosternations
inclinaisons
genoux à terre
et autres redditions
face au Plus Grand
voilà donc bien longtemps
que je fais ça
et cela ne m’a
somme toute
pas trop mal réussi
j’ai connu quelques épreuves
toutes proportions gardées
une pléiade de moments
pas évidents à négocier
je n’ai jamais cessé de me prosterner.
aujourd’hui
presque vieux
pas mal apaisé
je persiste
dans ces dispositions
de prosternation chronique
nulle intention de me faire soigner
de toutes façons
il est bien trop tard
et je le redis
cette manie
ne m’a
pas trop mal réussi
remarquez
je connais quantité de gens
pour qui se prosterner
est hors de question
ils ne veulent
ni s’incliner
ni baisser la tête
ni se lever en présence d’une autorité
porteuse d’un peu de Plus Grand
d’autorité
ils ne reconnaissent
ne servent
et ne proclament
que la leur
celle de leur ultime valeur
de qu’ils croient
en toute sincérité
et toute rage contenue
mais pas moins désespérée
être leur liberté
ah liberté
dont ils écrivent
à tout bout de champ
le nom
sur le mur de leur moi
si farouche
si ombrageux
leur moi si procédurier
si facilement indigné
ce moi qu’ils veulent
si vertueux
si souverain
si malin …
leur unique
Seigneur et Maître
ils ne se prosternent
ni ne s’inclinent
ni ne se lèvent
ni même ne mettent genou à terre
face encore moins
mordre la poussière
risquerait
de leur rappeler que poussière
ils retourneront poussière
libre à eux
et quand je les regarde
sans qu’ils y prennent garde
quand je les vois
si transparents
si prévisibles
à ce point aux abois
bardés de tant et tant de boucliers
je me dis
c’est dommage
ça leur ferait du bien
de s’incliner
de se prosterner
de se lever
de mettre un genou en terre
ou même de faire
un petit signe de tête
mains jointes ou pas
face au Plus Grand
de temps en temps
Gilles Farcet
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