"Je pourrais parler nuit et jour avec un bébé :
Quelqu’un arrive qui est absolument indemne des fausses vérités et des habitudes.
Les bébés ont quelque chose qui est comme fondé en sagesse, tels des ‘Bouddhas’.
Ils nous donnent des nouvelles d’une étoile très lointaine et cette nouvelle n’est pas encore ralentie par les mots.
Les bébés s’autorisent aussi à fixer, ce que nous ne nous permettons pas.
On croit que la naissance est finie, mais non : leur regard continue d’avancer sans ralentir sa vitesse.
Si on regarde cet étrange absolu qu’est un bébé, on voit qu’il est presque heurté par le langage convenu que nous employons pour lui parler.
On voit une lueur d’incongruité dans son regard quand on lui dit des petits mots bêtes.
Cela produit la même impression que si, devant un sage au visage aussi vieux qu’une carapace de tortue, on se mettait à dire des choses sans intérêt.
Les bébés sont des métaphysiciens absolus, et c’est une misère que de ne leur accorder qu’une admiration conventionnelle.
C’est une insulte faite à la pénétration très fine de ces sages.
Je suis fasciné par le visage des nouveau-nés, mais en même temps je n’arrive pas à les atteindre.
Cet espace de vingt centimètres qu’il y a entre mon visage et le leur est infranchissable, comme la distance entre une étoile et la planète Terre.
Il est très difficile de soutenir leur regard, car dedans le faux naturel n’existe pas.
Leur regard vient du bout du monde et va au bout du monde, et nous sommes pris dans le court-circuit.
Tout leur corps est rassemblé comme une pensée dans leur tête qui est elle-même résumée dans les yeux…
Le bébé a un grand étonnement de tout ce qui vient vers lui.
Il est ravi par le jeu d’un feuillage comme par une fête milliardaire.
Il laisse volontiers venir le rire.
Quand un tout-petit rit, c’est toute sa personne qui est secoué comme un grelot.
Son regard pétille, comme si on avait versé dans ses yeux une minuscule coupe de champagne."
Christian Bobin (La Lumière du monde)
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