Fermez les yeux ! Ou plutôt non : prenez d’abord le petit chemin qui monte, à travers pierres et broussailles... Pas la peine de vous équiper de pied en cap... Venez juste comme vous êtes, la montée est accueillante, et ne vous tiendra pas rigueur de votre vieux chandail ! Voilà, maintenant, quittez le sentier et avancez un peu dans la forêt. Vous y êtes ? Regardez autour de vous et trouvez une souche d’arbre, ou peut-être un gros caillou à peine moussu et asseyez-vous. On reprend : fermez les yeux. Restez tranquille. Pas la peine de vous agiter, oui, c’est un peu dur, tant pis. N’essayez pas subrepticement de regarder à travers vos paupières mi-closes. Il n’y a personne autour, pas de bêtes féroces, le dernier loup a dû disparaître sans héritier il y a environ 200 ans, vous n’avez rien à craindre, détendez-vous.
Pas facile : vous vous sentez vulnérable ; il y a des petits bruits, des chuchotis, des craquements ; non, vous avez imaginé ce frôlement, c’est juste une petite branche qui s’incline vers vous... Il vous semble que les grands pins qui paraissaient si beaux vus d’en bas vous encerclent et s’approchent d’un peu près... Vous pensez : « Qu’est-ce qu’elle me fait faire, là ? J’ai l’air stupide ! Je ferais mieux de me lever et de trouver une occupation sérieuse... » Mais vous n’osez peut-être pas le dire tout haut, car vous n’êtes pas tout à fait sûr du son de votre voix. Vous haussez les épaules dans un moment d’indépendance ostensible, mais vous restez assis.
Rien ne se passe ; vous tapez du pied, mais c’est assez décevant : aucun bruit dans les aiguilles de pin humides. Alors, vous prenez votre mal en patience et vous commencez à respirer. Je veux dire à vraiment prendre conscience du fait que tout au long de cette petite scène, et même dans les minutes et les heures qui précèdent, vous avez respiré. C’est agréable, cette impression de vous ouvrir à la forêt, de la laisser flotter à l’intérieur de vous-même, et vous commencez à distinguer des odeurs que vos pensées agitées vous avaient cachées jusque-là.
La plus saisissante, la plus reconnaissable : l’humus ; une odeur de feuilles et de terre, de pluie et d’écorce ; une odeur qui résonne dans votre mémoire sans pour autant qu’aucun souvenir ne s’y accroche ; une odeur noire, profonde comme le son d’une grosse cloche – et flottant juste au-dessus, riche et délicate comme un miel épais, l’odeur des pins, et il vous revient en mémoire le goût des jours d’hiver où, enfant, pour faire passer une toux, vous suciez l’un après l’autre de petits bonbons orangés en forme de pomme de pin. Un petit soupir amusé devant ce souvenir, et ding ! quelque chose vous a frappé au front, vous en êtes sûr, vous faites un bond...
Vous ouvrez les yeux : là-haut, dans les branches fines, il y a un écureuil qui s’impatiente de vous voir planté là, et s’apprête à lancer une deuxième noisette... Vous riez et, vexé, en râlant, « Chirp, chirp, chirp », il gagne son refuge. Vous continuez à respirer, sentant sur votre visage, à travers le soleil, la coupante légèreté de l’air comme un son finement aigu, contrepoint au murmure incessant des pins. Vous soupirez encore, d’aise cette fois. Vous n’avez plus envie de bouger. Vous découvrez une part de vous-même qui est arbre, qui est ciel, qui est terre. Vous êtes feuille, et nuage et racine. Vous êtes en paix avec vous et avec le monde.
L’automne est là et vous êtes prêt à l’accueillir.
Nonne bouddhiste, Joshin Luce Bachoux anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche.
Pas facile : vous vous sentez vulnérable ; il y a des petits bruits, des chuchotis, des craquements ; non, vous avez imaginé ce frôlement, c’est juste une petite branche qui s’incline vers vous... Il vous semble que les grands pins qui paraissaient si beaux vus d’en bas vous encerclent et s’approchent d’un peu près... Vous pensez : « Qu’est-ce qu’elle me fait faire, là ? J’ai l’air stupide ! Je ferais mieux de me lever et de trouver une occupation sérieuse... » Mais vous n’osez peut-être pas le dire tout haut, car vous n’êtes pas tout à fait sûr du son de votre voix. Vous haussez les épaules dans un moment d’indépendance ostensible, mais vous restez assis.
Rien ne se passe ; vous tapez du pied, mais c’est assez décevant : aucun bruit dans les aiguilles de pin humides. Alors, vous prenez votre mal en patience et vous commencez à respirer. Je veux dire à vraiment prendre conscience du fait que tout au long de cette petite scène, et même dans les minutes et les heures qui précèdent, vous avez respiré. C’est agréable, cette impression de vous ouvrir à la forêt, de la laisser flotter à l’intérieur de vous-même, et vous commencez à distinguer des odeurs que vos pensées agitées vous avaient cachées jusque-là.
La plus saisissante, la plus reconnaissable : l’humus ; une odeur de feuilles et de terre, de pluie et d’écorce ; une odeur qui résonne dans votre mémoire sans pour autant qu’aucun souvenir ne s’y accroche ; une odeur noire, profonde comme le son d’une grosse cloche – et flottant juste au-dessus, riche et délicate comme un miel épais, l’odeur des pins, et il vous revient en mémoire le goût des jours d’hiver où, enfant, pour faire passer une toux, vous suciez l’un après l’autre de petits bonbons orangés en forme de pomme de pin. Un petit soupir amusé devant ce souvenir, et ding ! quelque chose vous a frappé au front, vous en êtes sûr, vous faites un bond...
Vous ouvrez les yeux : là-haut, dans les branches fines, il y a un écureuil qui s’impatiente de vous voir planté là, et s’apprête à lancer une deuxième noisette... Vous riez et, vexé, en râlant, « Chirp, chirp, chirp », il gagne son refuge. Vous continuez à respirer, sentant sur votre visage, à travers le soleil, la coupante légèreté de l’air comme un son finement aigu, contrepoint au murmure incessant des pins. Vous soupirez encore, d’aise cette fois. Vous n’avez plus envie de bouger. Vous découvrez une part de vous-même qui est arbre, qui est ciel, qui est terre. Vous êtes feuille, et nuage et racine. Vous êtes en paix avec vous et avec le monde.
L’automne est là et vous êtes prêt à l’accueillir.
Nonne bouddhiste, Joshin Luce Bachoux anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche.