Troublant mystère, mystère poignant de se sentir là, comme une énigme à la pointe étincelante d'une lame ou d'une flamme : ivresse ou vertige, je ne saurais dire, néant ou plénitude, présence ou absence, il faut d'abord céder à l'incroyable évidence du monde, entrer dans la fournaise d'un silence purificateur, pour qu'un nom s'élève à nouveau, plus clair et plus haut.
L'autre monde, l'autre vie - au cœur de celui-ci, au cœur de celle-ci, comme une parole indicible qui à travers nous cherche encore son verbe - n'est-ce pas ce que chuchote la Création et que répète chacun de nos pas, assoiffés d'horizons, le temps tout entier comme un appel infatigable ? Et qu'emporterai-je de tout cela ? Les ciels aux larges traînes, les cris d'oiseaux comme des mailles serrées soutenant le grand silence d'azur, le dur rocher, à peine usé sous la rudesse des vents, les vastes regards au fil des crêtes dénudées : que restera-t-il de ce monde, qui brûle aujourd'hui de tout son éclat ?
Nous ne savons pas où vont les lumières qui s'éteignent, elles s'effondrent en elles-mêmes, elles se noient comme une flamme dans l'épaisseur de la cire, elles se perdent dans des lointains où nous ne pouvons les suivre. Ainsi des lueurs muettes de nos visages, comme là-haut les étoiles aux noms oubliés dans la nuit sans bord ni fond.
Se peut-il que le visible soit le noyau d'une réalité encore à venir, dont nous mûrissons le secret dans nos vies, un germe jeté dans l'immensité noire et glacée, le cœur d'un rêve bleu, sans jamais voir l'abîme sombre qui nous porte ?
« Ce que nous sommes ne paraît pas encore » , nous dit Jean (1 Jn 3, 1-2). Ces mots me reviennent alors que je m'apprête à suivre, au pied des montagnes, l'assaut des jeunes branches, qui montent, toujours plus denses, plus lumineuses, chargées d'une vie qui ne se laisse saisir que dans des moments d'attention suspendue. L'Évangile lu ce matin se déploie maintenant en épousant les pentes nues, le pied fermement appuyé sur les pierres d'un étroit sentier. Lui, le chemin, lui, la vie de ce chemin, la vérité de cette vie, lui par qui nous allons au Père d'où nous venons, fait de l'origine une réalité intérieure au temps que j'effleure dans l'heure présente.
L'expérience terrestre du Christ devient la mienne aujourd'hui. Le suivre revient à entrer dans cette conscience toujours plus fine, qui se traduit par une union réduisant l'écart qui subsiste en nous entre le Père et le Fils, entre le Ciel et la Terre, en comprenant enfin qu'ils sont un, en intégrant cette réalité à notre chair en travail, vouée à l'éternité comme à la mort de chaque instant.
Tout le mouvement de la création est cette marche, ce chemin, ce devenir vers l'être qu'elle porte en elle depuis la première étincelle de lumière.
Tout cela pourrait ne jamais dépasser l'exaltation d'une exégèse au grand air, si la trajectoire vivante ne partait de ce point silencieux en nous-mêmes, qui est celui de la prière, du recueillement le plus pur, qui nous met en contact avec l'universel que nous recelons en chacun, comme une tension patiemment contenue, vibrante, bouillonnante, avant la prodigieuse éclosion.
C'est de nous, du plus profond de nous, que naîtra l'autre monde. Parce que dans la Bible il y a deux récits de la Création, deux genèses : la première est le don, la seconde, sa difficile conquête.
Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs livres et recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Poèmes pour habiter la Terre, est paru chez Le Passeur.