Nous sommes si raides, notre enveloppe est devenue si dure, que nous ne parvenons plus à rejoindre ce fond de bonté première qui dort en chacun de nous.
Vois-tu, ce qu’on appelle le moi n’est peut-être qu’une excroissance, la cristallisation de tout ce qui nous préoccupe dans une pauvre journée. Ce à quoi nous nous identifions : nos soucis, nos insatisfactions, nos réponses aux circonstances, aux évènements dans un rapport purement réactif au monde, en fonction, bien sûr, de la loi quasi immuable du principe de plaisir et déplaisir. En ce sens, et contrairement à l’évidence commune, le moi (ce que nous appelons le moi) n’est pas au-dedans de nous, mais totalement au-dehors, dans l’image exposée, blessée ou caressée, amoindrie ou exaltée ; une sorte de pur fantasme, une représentation de soi dans une représentation du monde.
Tu dis que j’exagère. Sans doute, mais si peu. Regarde de plus près, et vois combien, en prenant appui sur le monde extérieur plus qu’en toi-même, tu te compares, tu te focalises sur tant de détails insignifiants, tu surinvestis tes activités, tu te distrais, tu te disperses, tout cela parce que ton centre de gravité se trouve là où est ton cœur, c’est-à-dire dans un attachement excessif aux autres ou aux choses, qui te rassurent sur ton existence. Mais celle-ci n’est rien, ne recouvre en réalité qu’une infime partie de toi-même. Tu te consumes pour un vernis qui avec le temps s’épaissit et se durcit. Il nous protège tout autant qu’il nous expose. Parce que nous y sommes tout entiers, l’apparence surinvestie devient notre substance.
Bien sûr, il y a tout ce qu’on ne peut pas montrer, notre part obscure, nos petites laideurs, mais tout cela, c’est encore le paraître. Nous sommes si raides, notre enveloppe est devenue si dure, que nous ne parvenons plus à rejoindre ce fond de bonté première qui dort en chacun de nous. Et chaque fois que j’en reprends conscience, je ne puis retenir mes larmes, un flot de larmes brûlantes, de joie tout autant que de contrition, comme un mur qui fond, comme si elles seules pouvaient me guérir.
Que nous faut-il donc faire ? Rompre avec le monde, résolument, courageusement, dans une sorte de basculement qui nous oblige à reprendre appui en nous, là où nous n’existons pour rien d’autre, personne d’autre que Dieu, sans comparaison, sans référence aucune. Et alors, mais alors seulement, comme un faisceau s’élargissant à partir d’une source lumineuse, retourner vers le monde, retourner vers les autres, les choses, qui ne sont pas là pour notre propre satisfaction mais pour être illuminés du regard de Dieu capable de nous traverser.
La libération, la délivrance ressemblent toujours à une grande respiration. Le bonheur vient d’une dilatation, de cette sensation de souffle libéré, comme un grand recul au fond de soi, un immense reflux du moi naturel, qui faisait écran à la réalité invisible, à la présence de Dieu comme à la grandeur du monde. Il suffit parfois d’une toute petite baisse de tension dans nos gestes pour sentir l’infini nous envahir, nous déborder. Nous le tenons serré, comprimé comme un gaz volatil dans une boîte verrouillée. Nous ne vivons que pour et par notre image, il n’est pas étonnant que notre existence soit si étroite, que le visible ne dépasse pas l’immédiateté, sans échappée, sans réelle perspective.
Pour en finir avec notre moi illusoire, il nous faut apprendre à être plus présents intérieurement. Toujours tournés vers l’extérieur, mais en partant de plus loin. Agir, voir, à partir de ce lieu caché où je ne suis plus seulement moi, c’est-à-dire l’ensemble de mes préoccupations, la pression de mon histoire, de mes souffrances, mais l’être de tous les êtres, le souffle où je peux entendre tous les souffles, le cœur battant et captivant de ce mystère inépuisable d’être au monde.
L’écrivain Philippe Mac Leod a publié plusieurs recueils de poèmes, dont la Liturgie des saisons, éd. le Castor astral, prix Max-Pol-Fouchet, et Au milieu de la nuit, éd. Ad Solem.
Tu partiras de plus loin
Vois-tu, ce qu’on appelle le moi n’est peut-être qu’une excroissance, la cristallisation de tout ce qui nous préoccupe dans une pauvre journée. Ce à quoi nous nous identifions : nos soucis, nos insatisfactions, nos réponses aux circonstances, aux évènements dans un rapport purement réactif au monde, en fonction, bien sûr, de la loi quasi immuable du principe de plaisir et déplaisir. En ce sens, et contrairement à l’évidence commune, le moi (ce que nous appelons le moi) n’est pas au-dedans de nous, mais totalement au-dehors, dans l’image exposée, blessée ou caressée, amoindrie ou exaltée ; une sorte de pur fantasme, une représentation de soi dans une représentation du monde.
Tu dis que j’exagère. Sans doute, mais si peu. Regarde de plus près, et vois combien, en prenant appui sur le monde extérieur plus qu’en toi-même, tu te compares, tu te focalises sur tant de détails insignifiants, tu surinvestis tes activités, tu te distrais, tu te disperses, tout cela parce que ton centre de gravité se trouve là où est ton cœur, c’est-à-dire dans un attachement excessif aux autres ou aux choses, qui te rassurent sur ton existence. Mais celle-ci n’est rien, ne recouvre en réalité qu’une infime partie de toi-même. Tu te consumes pour un vernis qui avec le temps s’épaissit et se durcit. Il nous protège tout autant qu’il nous expose. Parce que nous y sommes tout entiers, l’apparence surinvestie devient notre substance.
Bien sûr, il y a tout ce qu’on ne peut pas montrer, notre part obscure, nos petites laideurs, mais tout cela, c’est encore le paraître. Nous sommes si raides, notre enveloppe est devenue si dure, que nous ne parvenons plus à rejoindre ce fond de bonté première qui dort en chacun de nous. Et chaque fois que j’en reprends conscience, je ne puis retenir mes larmes, un flot de larmes brûlantes, de joie tout autant que de contrition, comme un mur qui fond, comme si elles seules pouvaient me guérir.
Que nous faut-il donc faire ? Rompre avec le monde, résolument, courageusement, dans une sorte de basculement qui nous oblige à reprendre appui en nous, là où nous n’existons pour rien d’autre, personne d’autre que Dieu, sans comparaison, sans référence aucune. Et alors, mais alors seulement, comme un faisceau s’élargissant à partir d’une source lumineuse, retourner vers le monde, retourner vers les autres, les choses, qui ne sont pas là pour notre propre satisfaction mais pour être illuminés du regard de Dieu capable de nous traverser.
La libération, la délivrance ressemblent toujours à une grande respiration. Le bonheur vient d’une dilatation, de cette sensation de souffle libéré, comme un grand recul au fond de soi, un immense reflux du moi naturel, qui faisait écran à la réalité invisible, à la présence de Dieu comme à la grandeur du monde. Il suffit parfois d’une toute petite baisse de tension dans nos gestes pour sentir l’infini nous envahir, nous déborder. Nous le tenons serré, comprimé comme un gaz volatil dans une boîte verrouillée. Nous ne vivons que pour et par notre image, il n’est pas étonnant que notre existence soit si étroite, que le visible ne dépasse pas l’immédiateté, sans échappée, sans réelle perspective.
Pour en finir avec notre moi illusoire, il nous faut apprendre à être plus présents intérieurement. Toujours tournés vers l’extérieur, mais en partant de plus loin. Agir, voir, à partir de ce lieu caché où je ne suis plus seulement moi, c’est-à-dire l’ensemble de mes préoccupations, la pression de mon histoire, de mes souffrances, mais l’être de tous les êtres, le souffle où je peux entendre tous les souffles, le cœur battant et captivant de ce mystère inépuisable d’être au monde.
L’écrivain Philippe Mac Leod a publié plusieurs recueils de poèmes, dont la Liturgie des saisons, éd. le Castor astral, prix Max-Pol-Fouchet, et Au milieu de la nuit, éd. Ad Solem.