Extrait p.20 :
Pourquoi la souffrance? « Être séparé de ce qu'on aime est souffrance, être confronté à ce qu'on rejette est souffrance», répondait le Bouddha. Lorsque nous faisons l'expérience d'une souffrance forte et durable, nous incriminons habituellement l'événement déclencheur: je souffre parce que j'ai été mal traité par l'autre, parce que j'ai perdu un proche, une position, la santé, parce que j'ai échoué, etc. Donc je souffre du fait de l'autre, de la société, de la vie, qui me frustrent de ce que je veux ou m'imposent des difficultés dont je me passerais. Si mon conjoint me trompe et me délaisse, il est évident que je souffre parce qu'il ne m'aime pas ou plus. Si je rate mon permis après avoir investi du temps et de l'argent en leçons de conduite et n'avoir commis qu'une erreur minime à mes yeux, c'est la faute de l'examinateur. Si on me découvre un cancer, je me demanderai pourquoi la vie m'inflige ça, pourquoi moi ? Même si nous ne le pensons pas explicitement, l'idée d'une injustice, d'un coup immérité, flotte à l'arrière-plan dans notre esprit. L'autre, la vie, pour m'infliger une chose pareille, ne m'aiment pas. Autrement dit, je me sens aimé si l'autre ou la vie répondent à mes attentes. Le langage le reflète bien: « La vie me sourit, la vie s'acharne contre moi. »
La souffrance traduit le manque d'amour dont je suis l'objet, comme, inversement, le bonheur naît du sentiment d'être aimé par l'autre ou par l'existence qui comble mes aspirations. Ce schéma élémentaire provient en droite ligne de l'enfant qui réagit selon un mode binaire, se sentant aimé quand ses attentes sont prises en compte et interprétant le « non » et les limites comme une dureté ou une méchanceté à son égard. Il lui faudra le recul des années pour percevoir l'amour parental derrière les limites et les frustrations imposées pour l'aider à grandir. Devenus adultes, nous admettons que la vie comporte sa part de difficultés qui nous font mal, quand elles restent dans des proportions tolérables que nous parvenons à négocier. Nous traversons l'épreuve sans être brisés ni détruits. Lorsque la souffrance nous submerge, cela signifie que les fondements plus anciens de notre psychisme s'activent et infiltrent notre manière de prendre les choses. Nous retrouvons ce mode binaire, soit de manière très évidente (« rien ne va, je n'ai pas de chance, la vie est contre moi » , soit de manière plus cachée et rationalisée (cela s'exprime alors par des considérations désabusées, critiques, sur l'existence, la société, l'autre sexe).
La souffrance marque un degré de plus dans une situation qui nous affecte : elle nous déborde et nous effondre, elle dure trop longtemps, s'enlise et semble excessive pour un regard extérieur.
Donc que l'autre ou l'extérieur déçoivent notre attente, nous le prenons comme du non-amour et nous souffrons. Il est plus évident de le reconnaître pour les déboires amoureux et relationnels – là, nous faisons aisément le lien, «l'autre ne m'aime pas comme je veux et j'ai mal » – que pour des problèmes socio-professionnels. Pourtant en y regardant de plus près, si mon banquier refuse de combler mon découvert, si je n'ai pas la promotion souhaitée ou que mon chef me met trop de pression, est-ce que je me sens aimé ?
Quand la personne qui souffre en attribue au fond d'elle-même la responsabilité à la vie ou à l'autre, il en ressort une conséquence directe implacable. Elle ne pourra cesser de souffrir qu'à la faveur d'un retournement extérieur. Je vois ainsi des blessures d'une rupture amoureuse jamais cicatrisées, dix ans, vingt ans après. L'autre est parti, sans retour en arrière la souffrance, elle, est restée intacte. Tant que l'extérieur porte la cause de la souffrance, tout espoir d'amélioration en dépend. Celui qui souffre demeure impuissant et tributaire du sort, il en est réduit à attendre des jours meilleurs.
Comme en mathématique, un problème insoluble signale un problème mal posé. Y aurait-il une erreur dans les prémisses? Reprenons l'énoncé de départ – par exemple, je souffre parce que mon conjoint m'a quitté. La logique en semble simple et indiscutable, c'est quand même normal de souffrir dans ces conditions! Non, c'est normal d'avoir mal, d'éprouver de la peine, de la colère, niais ce n'est pas normal de vivre des mois d'enfer intérieur et de ne pas s'en relever. Quelque chose d'excessif se manifeste, dépassant une réaction bien compréhensible. La blessure simple s'infecte, suppure et ne cicatrise pas. Entre ces deux faces de l'alternative, quel élément va déterminer la bascule? J'étais, ou je me croyais aimé(e) par l'autre et je ne le suis plus, donc je souffre et souffrirai tant que je ne recouvrerai pas cet amour. Et même si, d'aventure, l'autre revenait (cela arrive parfois!), son retour ne garantirait pas mon bonheur pour autant. J'ai perdu confiance, je me méfie, je lui en veux de m'avoir fait souffrir.
Je veux souligner ici un aspect essentiel pour guérir la souffrance, en pratique: si la souffrance manifeste une complexité infinie sur le plan mental, elle peut se résumer à cette dimension centrale du non-amour au plan émotionnel.
Nous avons donc tout intérêt à l'aborder par l'émotion, nous risquerons moins de nous perdre dans le dédale des explications psychologiques...
Christophe Massin (qui m'a guidé sur ce merveilleux chemin intérieur) est familier de la spiritualité indienne. Il a notamment publié Le Bébé et l’Amour (1996) et Réussir sans se détruire.- des solutions au stress du travail (2006).