Matthieu Ricard est moine bouddhiste et interprète du dalaï-lama.
Le Point : Quelles sont les nouvelles du Tibet après la répression lancée contre les manifestants de mars ?
Matthieu Ricard : Une chape de plomb est tombée sur le « pays des Neiges ». Les forces chinoises ont commencé à fouiller maison par maison. Certains des Tibétains arrêtés ont disparu. La délation est encouragée par des primes de 10 000 yuans, soit 1 000 euros, ce qui représente trois à quatre mois de salaire. Un tailleur qui vit dans mon monastère à Katmandou a vu ainsi six personnes de sa famille être enlevées. Les Chinois reconnaissent 1 900 arrestations, mais on pourrait multiplier ce chiffre par trois ou quatre.
N'avez-vous pas peur que la question tibétaine retombe comme un soufflet après les Jeux ?
C'est le risque. Comme pour la Birmanie, dont plus personne ne parle. En Chine, la répression peut être encore pire ! En même temps, les Tibétains n'ont jamais eu une telle chance. Il y a eu tellement peu d'occasions depuis vingt ans que c'est le moment ou jamais que les choses bougent dans les semaines qui viennent. On passe de 0,1 % à 15 % ou 20 % de chances !
Vous êtes l'un des proches du dalaï-lama. N'est-il pas dépassé par les jeunes Tibétains de Lhassa qui veulent du changement ?
La révolte au Tibet ne concernait pas les jeunes mais tous les Tibétains ! Les moines sont, certes, prêts à prendre plus de risques, car ils ont moins à perdre que les chefs de famille. Mais si la majorité des Tibétains voulait la violence et l'indépendance, le dalaï-lama ne pourrait plus être le porte-parole de 6 millions d'habitants.
Vous-même, comment êtes-vous arrivé au bouddhisme ?
J'ai été élevé dans une tradition agnostique. Puis j'ai lu Milarepa (poète et grand maître de la tradition bouddhiste des XIe-XIIe siècles) et vu, à l'âge de 20 ans, les documentaires réalisés par Arnaud Desjardins. Je me suis rendu ensuite à Darjeeling, en Inde.
Quels voeux avez-vous prononcés ?
253 au total. Des voeux de ne pas tuer, de ne pas mentir, de ne pas exagérer, et le célibat, bien sûr.
Votre livre avec votre père, Jean-François Revel, « Le moine et le philosophe », a remporté un grand succès. Cette notoriété n'a-t-elle pas été lourde à porter ?
Cela a pas mal activé mon existence ! Avant le livre, on me prenait pour un Hare Krishna. Et, après, tout le monde me reconnaissait et voulait savoir ce qu'était le bouddhisme. Mais je suis retourné vite dans l'Himalaya, où je vivais depuis 1972. Là-bas, rien n'a changé pour moi. Il m'est arrivé de vivre avec 20 à 30 euros par mois.
Qu'avez-vous fait de vos droits d'auteur ?
Cela faisait vingt ans que je ne payais pas d'impôts. Je me suis dit : autant faire de bonnes actions. Je suis passé par une fondation et j'ai resigné les contrats avec l'éditeur. Toutes mes royalties, soit 1 million d'euros, sont reversées à l'action humanitaire, au Tibet, au Népal, en Inde. On soigne 100 000 patients par an et on a 15 000 enfants à charge. En fait, je n'ai jamais touché un centime de mes livres...
Que signifie être bouddhiste aujourd'hui ?
Le bouddhisme, c'est, plus qu'une philosophie, un chemin de transformation personnelle et un épanouissement des valeurs individuelles. La compassion est mise en avant ainsi que la compréhension de la réalité. L'idée, c'est de transmettre notre perception des phénomènes. Ce n'est pas une religion, dans le sens où il n'y a pas de Dieu créateur, mais un travail méditatif, un travail sur soi. Les trompettes, c'est pour le folklore, comme le dit le dalaï-lama...
Cet engouement dans le monde occidental pour le bouddhisme vous paraît-il sincère, alors que le dalaï-lama lui-même a évoqué un effet de mode ?
Le dalaï-lama ne veut pas passer pour un prosélyte. Il y a, certes, un phénomène de mode, mais cela fait quand même trente ans que ça dure. Le problème, c'est que quand Sa Sainteté réunit 10 000 personnes au Palais omnisports de Paris-Bercy, les journaux préfèrent titrer :
« La dalaï-mania », ou « Le dalaï-lama, rock star ! ».
Le bouddhisme aide, en fait, à éliminer l'arrogance, la haine, la jalousie, qui sont de vraies toxines mentales...
Vous êtes docteur en biologie cellulaire et désormais moine bouddhiste. C'est le grand écart ?
Pas du tout, au contraire ! On est en train de découvrir que le bouddhisme est très proche de la neuroscience, car la méditation transforme le cerveau. C'est comme un musicien qui a fait 10 000 heures de piano et qui structure ses neurones. Le bouddhisme consiste aussi et surtout à développer ses qualités humaines, telles que l'attention, la compassion, l'altruisme.
Vous déployez beaucoup d'énergie à préserver les textes sacrés tibétains. La culture tibétaine est-elle menacée ?
95 % des monastères et bibliothèques du Tibet ont été détruits. 10 000 volumes ont disparu, dont un exemplaire unique de saint Augustin. Il est urgent de sauver ce qui reste, de transmettre. Heureusement, la tradition survit, grâce aux 150 000 Tibétains en exil.
Vous êtes quelqu'un de très actif. Est-ce compatible avec la méditation contemplative ?
C'est un dilemme de chaque instant. Quand je suis dans mon ermitage dans l'Himalaya, je me demande ce que je vais faire en descendant. Car il faut d'abord se transformer et améliorer ses qualités. Mais j'ai tellement d'autres projets...