Quelle étrange formule pour désigner ce qu’est la Voie du zen, qui semble bien en décalage avec l’idée que l’on s’en fait, à savoir le Bouddha (ou tout autre pratiquant), assis en méditation, impassible, serein et parfaitement immobile.
Une action, cette attitude qui semble bien passive ?
Cette appellation « Voie de l’action » est pourtant tout à
fait justifiée, et concerne des niveaux de compréhension et de pratique qui,
bien que très différents, sont intimement liés. Le zen :
1 Une voie de l’action dans la pratique régulière d’un
exercice spécifique
2 Une voie de l’action dans notre vie quotidienne
3 Une voie de l’action dans la libération de l’infaisable
acte d’être.
1 « On ne peut comprendre ce qu’est le Zen que si l’on
pratique un exercice … »
Voilà le propos que K. G. Dürckheim a régulièrement entendu
au Japon, alors qu’il manifestait un intérêt certain pour le zen. Sous-entendu,
« lâchez vos livres, vos savoirs, votre besoin intellectuel de comprendre, et
pratiquez un exercice auprès d’un maitre de l’exercice » !
Traditionnellement, les exercices sur la Voie ne manquent
pas, qu’ils soient artistiques, artisanaux, martiaux ou issus de la vie
quotidienne. Pour comprendre ce qu’est le Zen, l’élève doit donc choisir et pratiquer
un exercice spécifique, toujours le même, de manière régulière, sous peine de
ne jamais pénétrer le monde du zen.
Cela peut être le tir à l’arc, l’aïkido, la cérémonie du
thé, la calligraphie … ou plus simplement za-zen (l’assise), kin-hin (la marche
lente). Za-zen et kin-hin sont les deux principaux exercices que nous pratiquons
au Centre Dürckheim lors des retraites et sesshins.
Apprendre un exercice, c’est répéter un geste, ou une série
de gestes, en maitriser la technique, en maitriser parfaitement la technique …
et reprendre ce même exercice.
Cette action sans cesse renouvelée demande discipline,
courage, persévérance et forge, au fil du temps, une stabilité et une force
intérieure qui nous permettent de continuer inlassablement l’exercice pratiqué
et nous gardent sur la Voie.
C’est à ce prix-là que l’on peut, d’une part, découvrir que
l’exercice spécifique « déborde » sur le quotidien et, d’autre part, qu’il
révèle un autre niveau d’action, qui transperce et dépasse l’attitude d’effort
et de volontarisme que l’on peut mettre en place dans une telle pratique.
« Grace à l’exercice, l’homme arrive à lâcher une attitude de repli sur soi, d’autoprotection, résultant d’un manque de confiance, et peut mettre en place un moi fort, lui permettant d’assumer le monde tel qu’il est, et de rester ouvert afin que la Grande Vie coule à nouveau dans sa petite vie » K. G. Dürckheim
2 « …Et plus vous ferez un exercice à fond, plus nombreux seront les domaines de votre vie fécondés par cette profondeur » D. T. Suzuki à Dürckheim lors d’une entrevue au Japon.
Un exercice spécifique, régulier, c’est par exemple la
pratique de l’assise tous les matins au lever.
Mais cet exercice ne peut féconder notre vie quotidienne que
s’il ouvre sur une rupture avec notre manière d’être et de faire habituelle, et
peut se prolonger dans l’existence.
Il est donc important de se poser quelques questions quant à
notre manière de pratiquer za-zen, ou tout autre exercice spécifique sur la
Voie.
Est-ce que je considère cette pratique comme un surplus
d’activité que je m’impose, rajouté à une journée déjà bien remplie ?
Dans ce cas, l’exercice devient une activité banalisée,
noyée dans « le tas de choses à faire », et doit être utile, performant, et
porter ses fruits en me rendant plus efficace.
Il n’y a pas rupture avec mon fonctionnement habituel, mon
besoin de faire quelque chose.
Est-ce que j’effectue cette pratique comme une parenthèse
hors du temps, n’ayant aucun rapport avec ma manière d’être au quotidien ?
Dans ce cas, il y a opposition, séparation entre l’essence
et l’existence, entre une pratique dite spirituelle, hors du monde, et
l’affairement quotidien, et c’est une impasse.
Le quotidien, c’est une pratique de chaque instant où des
instructions comme :
- Tout faire un peu plus lentement - Pleine attention à ce
pas, ce geste – Se reprendre -
Prennent tout leur sens : « Ralentissement » pour vivre la
retenue, la non-dispersion dans l’action, et ainsi goûter une énergie plus
fine, une force plus profonde, « Pleine attention » pour ne pas retomber dans
le panneau des habitudes, attentif à l’inhabituel, « Persévérance et écoute »
pour retrouver une forme, un rythme, une tenue plus juste, en accord avec ma
profondeur et l’Ensemble.
Dans le flux du quotidien, il n’y a de changement possible
que dans l’action engagée en ce moment, pour ce moment. Par exemple, si je sens
que je suis précipité, trop rapide : je ralentis. Le changement est immédiat,
ainsi que ses répercussions intérieures et extérieures.
Je quitte mon fonctionnement habituel, fait de réactions
mécaniques, d’impératifs, de croyances imposées par le mental, pour découvrir
une autre manière d’être et d’agir.
La modification immédiate de ma manière d’être, de mon
geste, est un chemin de guérison radical, sans cesse à exercer, renouveler.
Selon maitre Dogen, c’est la pratique de zazen et des quatre
attitudes dignes - être debout, être assis, être allongé, marcher - qui
constitue le cœur du zen.
Ces attitudes concernent toutes nos actions, notre relation
au monde et à nous-mêmes, en tout lieu et en toute circonstance ; elles
révèlent ainsi notre manière d’être, d’assumer dignement notre existence, ou
nous montrent nos mécanicités, nos résistances et nos peurs.
3 « Maitriser parfaitement un exercice signifie libérer l’action vitale infaisable, propre au corps vivant, que le moi conditionne, entrave, contraint » J. Castermane
Pratiquer inlassablement un même exercice, ou pratiquer la
vigilance dans nos faits et gestes du quotidien, c’est s’ouvrir à un autre
niveau d’action que l’on appelle « l’infaisable ».
Cette ouverture, c’est la redécouverte du centre vital de
l’homme, Hara, et, par le maintien et le développement de l’attention en ce
centre, soumis aux lois du vivant avant d’être sous le joug de notre mental,
redécouvrir notre appartenance naturelle à la Grande Vie.
Ces deux pratiques – exercice spécifique ou le quotidien
comme exercice – se nourrissent l’une de l’autre.
Ce moment si particulier de l’exercice spécifique nous
permet de nous habituer à goûter notre vraie nature, moments fugaces de «
touchers de l’être », ou à reconnaitre ce qui nous en sépare. Sans cette discipline
dans la pratique, la reconnaissance de notre être véritable nous échapperait,
resterait inconsciente. La pratique des attitudes dignes au quotidien est la
mise en œuvre dans l’existence de cette reconnaissance.
« La connaissance et la pratique du lien essence / existence est l’une des clés pour progresser sur la Voie » nous dit K. G. Dürckheim
Ce lien, « l’infaisable », sans lequel essence et existence
s’opposent, c’est ce que nous ne pouvons pas fabriquer, obtenir à coup
d’exercices, garder pour nous ou refuser, rejeter.
Ce sont toutes ces actions qui sont déjà là, depuis le début
de notre existence, qui ont leur vie propre, qui puisent leur source dans le
Tao, l’ordre des choses, « l’universellement humain ».
Ce contact conscient avec ce que je ne peux pas faire, Moi,
me met en contact avec l’essence même d’être vivant, d’être respiré, mis en
forme, en action par la Vie.
Des actions présentes depuis la fécondation : « cela »
(cellules, embryon, fœtus) se transforme, prend forme, cela respire … sans
arrêt et sans mental. Des actions qui continuent chez le bébé, le petit enfant
: ramper, s’asseoir, se mettre debout, voir, entendre … Les lois de la vie sont
à l’œuvre, sans la présence de ce que l’on nomme par la suite la volonté.
Des actions redécouvertes et révélées sur la Voie, dans la
pratique d’un exercice spécifique : forme, tenue, respiration ; voir, entendre,
ressentir … actions infaisables, déjà là.
L’acte d‘Être est avant la pensée ; de cette action
découlent toutes les autres.
Agir, c’est porter attention à ce qui m’anime, en deçà du
besoin compulsif de faire.
Par exemple, être en relation à ce geste du souffle, qui me modèle de l’intérieur, dans une forme, une tenue, un rythme plus juste … juste parce qu’en lien avec les lois du vivant, bien différentes des lois du mental.
Agir, c’est, dans toutes mes actions, sentir ce geste du
tout corps vivant que je suis, s’insérant, participant à un évènement plus
vaste que « Moi » ; évènement soumis aux lois du changement, de l’impermanence,
de l’interdépendance.
Agir, c’est participer à ce geste, être porté par ce geste.
Agir en lien avec l’infaisable, c’est ne plus s’opposer à ce
qui apparait et disparait, à ce qui respire, se transforme naturellement, à ce
geste de transformation incessant qu’est vivre.
La vie nous oblige à l’action, la présence, la
participation, tout le temps.
Agir, c’est répondre à cette obligation. Alors, za-zen : une action ?
Réponse de Tchouang Tseu : « La parfaite immobilité est une
action supérieure à toutes les autres »
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