Handicapé, le philosophe s’est battu pour donner sens à sa vie puis trouver, par la méditation et la prière, sa liberté intérieure.
La vie d’Alexandre Jollien, 34 ans, ressemble à une course d’obstacles, à un combat pour vivre et donner sens à l’existence. Né avec le cordon ombilical autour du cou, privé d’oxygène à la naissance, il est infirme moteur cérébral. On prédit à ses parents qu’il ne marchera pas, ne fera pas d’études. Or, à 8 ans, il marche, à 16 ans, fait du vélo, et à 23 ans, se lance dans des études de philo. Alexandre Jollien est aujourd’hui écrivain et père de famille. Une farouche volonté, une réflexion lumineuse, un humour imparable, une foi exigeante, l’homme a beaucoup d’atouts. Mais il s’interroge encore. Comment dépasser le combat pour découvrir la vraie joie, s’abandonner à ce que lui offre la vie ? Dans le Philosophe nu (Seuil), son quatrième livre, il tient le journal de ses passions et explore le chemin intérieur qui rend plus libre.
Votre vie est un chemin de transformation. Quel en a été le déclencheur ?
D’abord le handicap, qui m’a poussé à donner du sens à ma vie et à lutter, puis ma conversion à l’intériorité, vers l’âge de 15-16 ans, grâce à la philosophie et à la lecture de Platon. La prise de conscience qu’il me fallait travailler à devenir meilleur plutôt qu’à mieux vivre. Jusque-là, j’avais dû me battre contre le handicap, contre la solitude et, en lisant ces pages, j’ai vu une nouvelle vocation se dessiner. À l’Institut médicalisé où j’ai vécu pendant 17 ans, il y avait un aumônier, un philosophe qui a changé ma vie. Avec cet homme, j’ai poursuivi un dialogue sur la façon d’être et de vivre qui m’a ébloui.
Que vous a apporté la philosophie, fondamentalement ?
Ce « détour » par la rationalité m’a été utile comme première étape pour me construire, me redresser. J’ai trouvé chez Aristote et Spinoza des outils qui m’ont guidé pour cesser de refuser le monde et apprendre à cheminer dans la joie. Grâce à la philosophie, j’ai commencé à aimer les livres, vers 14 ans. Cela m’a donné une rigueur, de l’analyse, des connaissances, même si je cherchais déjà de la nourriture spirituelle, pas de la théorie. Surtout, je voulais changer, m’améliorer, et la pratique de la philo m’a donné un autre combat : celui contre l’ignorance, les préjugés et aliénations.
Qu’est-ce qui vous a donné cette force de repousser les limites ?
Je n’avais pas le choix. Jamais il ne m’était permis de baisser les bras. Il fallait à tout prix diminuer les séquelles du handicap pour entrer dans la vie « normale ». Tous les ingrédients étaient réunis pour m’y conduire : une famille aimante, une détermination à m’en sortir et beaucoup de chance. Mais cela m’a fragilisé en m’interdisant de goûter le repos.
Après avoir lutté pour vivre debout, vous dites aspirer à l’abandon…
Oui, et c’est l’acte le plus difficile à faire pour quelqu’un comme moi qui a été nourri par la lutte, l’effort et le combat. J’ai de la volonté mais, justement, cette volonté est à double tranchant lorsqu’elle finit par vous arracher au réel : on veut toujours réussir quelque chose de plus et on finit par tourner à vide, épuisé. Ma nouvelle ascèse, c’est le repos, la rémission, le détachement. Paradoxalement, c’est ce qui exige le plus d’effort ! Pour cela, je me recentre sur mes grands chantiers, mes trois vocations de père de famille, personne handicapée et écrivain.
Qu’est-ce que cela a changé pour vous d’être père ?
Ce fut précisément comme une invitation urgente à m’abandonner, à déposer les armes. Le bonheur d’avoir un enfant n’est pas issu d’un combat, mais est donné gratuitement. La naissance de Victorine, en 2004, puis celle d’Augustin, deux ans après, m’ont fait découvrir la fragilité et la force de ce bonheur gratuit. C’est la première fois qu’il m’était donné comme cela, sans me battre, sans que j’aie aucune prise sur ce don, et c’était très déconcertant. Quand on met le sens de sa vie dans la lutte et qu’il n’y a plus de lutte, il faut chercher le sens autrement.
Et c’est par la voie spirituelle que vous cherchez un nouveau chemin de transformation ?
Oui, et c’est un abandon beaucoup plus profond et difficile que la recherche d’outils ou de techniques pour vivre. Ce matin, je relisais Etty Hillesum, cette jeune femme juive dont on a retrouvé les lettres et le journal intime tenu en camp de concentration. Elle parle de « s’agenouiller » en disant que, face aux difficultés psychologiques, il ne sert à rien de lutter par la raison, mais qu’il faut rentrer en soi, pour trouver un nouvel élan. Elle évoque une belle allégorie : nous sommes un puits plein de cailloux et, au fond, il y a Dieu. Tout est déjà là et, pour voir la source, il faut d’abord écouter en soi, écarter les cailloux. Faire acte de rémission, s’abandonner.
Vous parlez de Dieu, êtes-vous croyant ?
Oui, j’ai été baptisé, confirmé dans la foi catholique, mais cette foi reçue de mes parents, je ne l’avais jamais remise en question et donc pas intégrée dans ma vie. Elle me portait, mais restait « exportée du dehors », comme souterraine. J’ai donc fait une retraite et j’ai commencé à pratiquer avec assiduité, pendant trois ans, trois fois par jour, les exercices ignatiens : l’examen de conscience et la prière de fidélité. Cela m’a donné un cadre. Ma femme, Corine, dit d’ailleurs qu’elle a vu chez moi un « avant » et un « après » les exercices ! Mais le danger, c’était, là encore, d’en faire une recette de bien vivre, de vouloir trop bien faire. Le risque d’une prière maîtrisée est que cela se transforme en introspection. On se coupe de ses émotions et de son affectivité, on devient une belle machine à penser, détachée du corps, de l’être et de la vie quotidienne.
C’est là, nouvelle étape sur votre chemin intérieur, que vous expérimentez la méditation zen…
J’ai compris en effet que la spiritualité, pour moi, devait aussi passer par le corps, ce corps que j’ai fui pour ne pas souffrir en me réfugiant dans le conceptuel. Le zen, que j’ai découvert avec Jacques Castermane, m’apprend à faire les trois silences : le silence du cœur, de l’esprit et du corps. À être pur accueil. C’est le plus difficile à atteindre. Matin et soir, allongé, je pratique la méditation, parfois aussi dans les moments d’inaction, en attendant le bus, par exemple, ou un rendez-vous. Je me cale sur ma respiration pour quitter la pensée spéculative. Il ne s’agit pas d’« absolutiser » une voie ou l’autre, mais simplement de pratiquer. Le zen est pour moi une porte ouverte vers le silence intérieur. On y prend conscience qu’on s’appartient peu, qu’on est sans cesse traversé par l’agitation. Le premier pas, c’est d’observer et de laisser tout l’être, et pas seulement l’esprit, se convertir.
Faire du zen, est-ce conciliable avec le christianisme ?
C’est l’intériorité qui compte, peu importe les voies. Le syncrétisme, ce serait faire un peu de tout : du zen le matin et une prière chrétienne le soir. L’exercice spirituel, c’est pour moi une manière d’être tout entier au monde. Les chrétiens qui pratiquent le zen constatent que le silence intérieur conduit à la prière. Dans l’un comme dans l’autre, il s’agit de se taire et d’écouter intérieurement. Saint Benoît parlait de « s’établir en soi ». Quand on lit aussi les mystiques rhénans, Maître Eckhart ou Jean Tauler, il y a cette même invitation au détachement, au dépouillement, à l’abandon. La disponibilité, c’est une approche chrétienne de la vie. Je cherche d’ailleurs comment concilier les deux avec un maître zen chrétien. Et cela ne m’empêche pas d’aller le dimanche en famille à la messe. J’aime les homélies, les rites et la communauté. C’est un tout pour moi.
Restent vos passions indomptables. Pendant quelques mois, vous en avez fait un journal, et un livre maintenant. À quelles passions vous affrontez-vous chaque jour ?
À ma jalousie et à ma fascination pour les beaux garçons normaux que je croise dans la vie et qui me montrent que je n’ai pas tout réglé. Qu’il me faut redécouvrir une « ascèse » pour vivre mon affectivité plus librement, sans me comparer aux autres. La réalité est parfaite dit Spinoza, et c’est la comparaison qui crée la privation. C’est tout le propos de mon livre le Philosophe nu : traduire en actes ce que l’intuition et la raison perçoivent et devinent. Je sais qu’un corps ravissant et valide ne résoudrait pas toute la difficulté à vivre mais comment m’en persuader ? D’où la nécessité d’exercices spirituels, et notamment de la méditation, pour enraciner ce détachement dans le corps. Avec l’humour qui permet, dans certains cas, de mettre à distance la réalité et de rire un peu de soi et du personnage qu’on joue. Par exemple, les moqueries que je devine certains jours derrière moi quand je marche dans la rue. Eh bien, je peux me demander : en quoi cela m’apprend-il l’être humain ? Je n’y arrive pas toujours !
Au détachement, vous associez la joie indispensable.
C’est parce qu’on a la joie et non la privation qu’on peut se détacher. Au fond de toute grande joie, il y a un cœur qui s’élargit. Plus on va vers l’intérieur, plus on peut trouver la paix profonde. C’est une façon de voir qui congédie la culpabilité. Le pécheur, c’est peut-être celui qui se trompe de cible, qui cherche le bonheur en le cherchant par la volonté, au risque de verser dans l’orgueil. Ainsi, je n’ai pas choisi mon handicap, mais je peux choisir d’en faire quelque chose, de partager avec l’autre cette douleur que j’éprouve ce matin. Et ça, ce n’est pas une histoire de volonté. On dit qu’il faut se blinder, mais je crois, au contraire, qu’il faut s’ouvrir. Quand je regarde mes enfants : ils ne sont pas blindés, ils sont disponibles, innocents. Il y a chez eux cette confiance primitive et nourricière que je protège. Oser la confiance, c’est essentiel, rencontrer l’autre, c’est comme une prière. Et le christianisme, c’est justement ce chemin qui rend disponible à l’autre.
Oserais-je dire qu’être handicapé a pu être une chance pour vous, celle de vous mettre sur un nouvel itinéraire d’évolution ?
Oui... pour moi ! Mais je me refuse à généraliser. Car à quel prix ! Je sais aujourd’hui, quand je croise un beau garçon dans la rue et que j’ai l’illusion de croire que la vie aurait été plus simple à sa place, que c’est bien une illusion ! Mais c’est le résultat d’un chemin. En quelque sorte, mon handicap a été comme une obligation à la spiritualité, un impératif à chercher du sens. J’ai été contraint à m’attaquer à l’essentiel. Je n’aurai peut-être jamais une vie insouciante, une normalité parfaite… mais j’ai l’essentiel !
Philosophe, père et écrivain
1979-1991 Institution spécialisée pour IMC (infirmes moteurs cérébraux).
1993 École supérieure de commerce.
1999 Publie Éloge de la faiblesse (Cerf).
2001 Études de philosophie et de grec ancien (Dublin).
2002 Publie le Métier d’homme (Seuil).
2004 Mariage avec Corine. Naissance de Victorine. Licence de philosophie (université de Fribourg).
2006 Naissance d’Augustin. Publie la Construction de soi (Seuil).
Août 2010 Publie le Philosophe nu (Seuil).
Source : La Vie
La vie d’Alexandre Jollien, 34 ans, ressemble à une course d’obstacles, à un combat pour vivre et donner sens à l’existence. Né avec le cordon ombilical autour du cou, privé d’oxygène à la naissance, il est infirme moteur cérébral. On prédit à ses parents qu’il ne marchera pas, ne fera pas d’études. Or, à 8 ans, il marche, à 16 ans, fait du vélo, et à 23 ans, se lance dans des études de philo. Alexandre Jollien est aujourd’hui écrivain et père de famille. Une farouche volonté, une réflexion lumineuse, un humour imparable, une foi exigeante, l’homme a beaucoup d’atouts. Mais il s’interroge encore. Comment dépasser le combat pour découvrir la vraie joie, s’abandonner à ce que lui offre la vie ? Dans le Philosophe nu (Seuil), son quatrième livre, il tient le journal de ses passions et explore le chemin intérieur qui rend plus libre.
Votre vie est un chemin de transformation. Quel en a été le déclencheur ?
D’abord le handicap, qui m’a poussé à donner du sens à ma vie et à lutter, puis ma conversion à l’intériorité, vers l’âge de 15-16 ans, grâce à la philosophie et à la lecture de Platon. La prise de conscience qu’il me fallait travailler à devenir meilleur plutôt qu’à mieux vivre. Jusque-là, j’avais dû me battre contre le handicap, contre la solitude et, en lisant ces pages, j’ai vu une nouvelle vocation se dessiner. À l’Institut médicalisé où j’ai vécu pendant 17 ans, il y avait un aumônier, un philosophe qui a changé ma vie. Avec cet homme, j’ai poursuivi un dialogue sur la façon d’être et de vivre qui m’a ébloui.
Que vous a apporté la philosophie, fondamentalement ?
Ce « détour » par la rationalité m’a été utile comme première étape pour me construire, me redresser. J’ai trouvé chez Aristote et Spinoza des outils qui m’ont guidé pour cesser de refuser le monde et apprendre à cheminer dans la joie. Grâce à la philosophie, j’ai commencé à aimer les livres, vers 14 ans. Cela m’a donné une rigueur, de l’analyse, des connaissances, même si je cherchais déjà de la nourriture spirituelle, pas de la théorie. Surtout, je voulais changer, m’améliorer, et la pratique de la philo m’a donné un autre combat : celui contre l’ignorance, les préjugés et aliénations.
Qu’est-ce qui vous a donné cette force de repousser les limites ?
Je n’avais pas le choix. Jamais il ne m’était permis de baisser les bras. Il fallait à tout prix diminuer les séquelles du handicap pour entrer dans la vie « normale ». Tous les ingrédients étaient réunis pour m’y conduire : une famille aimante, une détermination à m’en sortir et beaucoup de chance. Mais cela m’a fragilisé en m’interdisant de goûter le repos.
Après avoir lutté pour vivre debout, vous dites aspirer à l’abandon…
Oui, et c’est l’acte le plus difficile à faire pour quelqu’un comme moi qui a été nourri par la lutte, l’effort et le combat. J’ai de la volonté mais, justement, cette volonté est à double tranchant lorsqu’elle finit par vous arracher au réel : on veut toujours réussir quelque chose de plus et on finit par tourner à vide, épuisé. Ma nouvelle ascèse, c’est le repos, la rémission, le détachement. Paradoxalement, c’est ce qui exige le plus d’effort ! Pour cela, je me recentre sur mes grands chantiers, mes trois vocations de père de famille, personne handicapée et écrivain.
Qu’est-ce que cela a changé pour vous d’être père ?
Ce fut précisément comme une invitation urgente à m’abandonner, à déposer les armes. Le bonheur d’avoir un enfant n’est pas issu d’un combat, mais est donné gratuitement. La naissance de Victorine, en 2004, puis celle d’Augustin, deux ans après, m’ont fait découvrir la fragilité et la force de ce bonheur gratuit. C’est la première fois qu’il m’était donné comme cela, sans me battre, sans que j’aie aucune prise sur ce don, et c’était très déconcertant. Quand on met le sens de sa vie dans la lutte et qu’il n’y a plus de lutte, il faut chercher le sens autrement.
Et c’est par la voie spirituelle que vous cherchez un nouveau chemin de transformation ?
Oui, et c’est un abandon beaucoup plus profond et difficile que la recherche d’outils ou de techniques pour vivre. Ce matin, je relisais Etty Hillesum, cette jeune femme juive dont on a retrouvé les lettres et le journal intime tenu en camp de concentration. Elle parle de « s’agenouiller » en disant que, face aux difficultés psychologiques, il ne sert à rien de lutter par la raison, mais qu’il faut rentrer en soi, pour trouver un nouvel élan. Elle évoque une belle allégorie : nous sommes un puits plein de cailloux et, au fond, il y a Dieu. Tout est déjà là et, pour voir la source, il faut d’abord écouter en soi, écarter les cailloux. Faire acte de rémission, s’abandonner.
Vous parlez de Dieu, êtes-vous croyant ?
Oui, j’ai été baptisé, confirmé dans la foi catholique, mais cette foi reçue de mes parents, je ne l’avais jamais remise en question et donc pas intégrée dans ma vie. Elle me portait, mais restait « exportée du dehors », comme souterraine. J’ai donc fait une retraite et j’ai commencé à pratiquer avec assiduité, pendant trois ans, trois fois par jour, les exercices ignatiens : l’examen de conscience et la prière de fidélité. Cela m’a donné un cadre. Ma femme, Corine, dit d’ailleurs qu’elle a vu chez moi un « avant » et un « après » les exercices ! Mais le danger, c’était, là encore, d’en faire une recette de bien vivre, de vouloir trop bien faire. Le risque d’une prière maîtrisée est que cela se transforme en introspection. On se coupe de ses émotions et de son affectivité, on devient une belle machine à penser, détachée du corps, de l’être et de la vie quotidienne.
C’est là, nouvelle étape sur votre chemin intérieur, que vous expérimentez la méditation zen…
J’ai compris en effet que la spiritualité, pour moi, devait aussi passer par le corps, ce corps que j’ai fui pour ne pas souffrir en me réfugiant dans le conceptuel. Le zen, que j’ai découvert avec Jacques Castermane, m’apprend à faire les trois silences : le silence du cœur, de l’esprit et du corps. À être pur accueil. C’est le plus difficile à atteindre. Matin et soir, allongé, je pratique la méditation, parfois aussi dans les moments d’inaction, en attendant le bus, par exemple, ou un rendez-vous. Je me cale sur ma respiration pour quitter la pensée spéculative. Il ne s’agit pas d’« absolutiser » une voie ou l’autre, mais simplement de pratiquer. Le zen est pour moi une porte ouverte vers le silence intérieur. On y prend conscience qu’on s’appartient peu, qu’on est sans cesse traversé par l’agitation. Le premier pas, c’est d’observer et de laisser tout l’être, et pas seulement l’esprit, se convertir.
Faire du zen, est-ce conciliable avec le christianisme ?
C’est l’intériorité qui compte, peu importe les voies. Le syncrétisme, ce serait faire un peu de tout : du zen le matin et une prière chrétienne le soir. L’exercice spirituel, c’est pour moi une manière d’être tout entier au monde. Les chrétiens qui pratiquent le zen constatent que le silence intérieur conduit à la prière. Dans l’un comme dans l’autre, il s’agit de se taire et d’écouter intérieurement. Saint Benoît parlait de « s’établir en soi ». Quand on lit aussi les mystiques rhénans, Maître Eckhart ou Jean Tauler, il y a cette même invitation au détachement, au dépouillement, à l’abandon. La disponibilité, c’est une approche chrétienne de la vie. Je cherche d’ailleurs comment concilier les deux avec un maître zen chrétien. Et cela ne m’empêche pas d’aller le dimanche en famille à la messe. J’aime les homélies, les rites et la communauté. C’est un tout pour moi.
Restent vos passions indomptables. Pendant quelques mois, vous en avez fait un journal, et un livre maintenant. À quelles passions vous affrontez-vous chaque jour ?
À ma jalousie et à ma fascination pour les beaux garçons normaux que je croise dans la vie et qui me montrent que je n’ai pas tout réglé. Qu’il me faut redécouvrir une « ascèse » pour vivre mon affectivité plus librement, sans me comparer aux autres. La réalité est parfaite dit Spinoza, et c’est la comparaison qui crée la privation. C’est tout le propos de mon livre le Philosophe nu : traduire en actes ce que l’intuition et la raison perçoivent et devinent. Je sais qu’un corps ravissant et valide ne résoudrait pas toute la difficulté à vivre mais comment m’en persuader ? D’où la nécessité d’exercices spirituels, et notamment de la méditation, pour enraciner ce détachement dans le corps. Avec l’humour qui permet, dans certains cas, de mettre à distance la réalité et de rire un peu de soi et du personnage qu’on joue. Par exemple, les moqueries que je devine certains jours derrière moi quand je marche dans la rue. Eh bien, je peux me demander : en quoi cela m’apprend-il l’être humain ? Je n’y arrive pas toujours !
Au détachement, vous associez la joie indispensable.
C’est parce qu’on a la joie et non la privation qu’on peut se détacher. Au fond de toute grande joie, il y a un cœur qui s’élargit. Plus on va vers l’intérieur, plus on peut trouver la paix profonde. C’est une façon de voir qui congédie la culpabilité. Le pécheur, c’est peut-être celui qui se trompe de cible, qui cherche le bonheur en le cherchant par la volonté, au risque de verser dans l’orgueil. Ainsi, je n’ai pas choisi mon handicap, mais je peux choisir d’en faire quelque chose, de partager avec l’autre cette douleur que j’éprouve ce matin. Et ça, ce n’est pas une histoire de volonté. On dit qu’il faut se blinder, mais je crois, au contraire, qu’il faut s’ouvrir. Quand je regarde mes enfants : ils ne sont pas blindés, ils sont disponibles, innocents. Il y a chez eux cette confiance primitive et nourricière que je protège. Oser la confiance, c’est essentiel, rencontrer l’autre, c’est comme une prière. Et le christianisme, c’est justement ce chemin qui rend disponible à l’autre.
Oserais-je dire qu’être handicapé a pu être une chance pour vous, celle de vous mettre sur un nouvel itinéraire d’évolution ?
Oui... pour moi ! Mais je me refuse à généraliser. Car à quel prix ! Je sais aujourd’hui, quand je croise un beau garçon dans la rue et que j’ai l’illusion de croire que la vie aurait été plus simple à sa place, que c’est bien une illusion ! Mais c’est le résultat d’un chemin. En quelque sorte, mon handicap a été comme une obligation à la spiritualité, un impératif à chercher du sens. J’ai été contraint à m’attaquer à l’essentiel. Je n’aurai peut-être jamais une vie insouciante, une normalité parfaite… mais j’ai l’essentiel !
Philosophe, père et écrivain
1979-1991 Institution spécialisée pour IMC (infirmes moteurs cérébraux).
1993 École supérieure de commerce.
1999 Publie Éloge de la faiblesse (Cerf).
2001 Études de philosophie et de grec ancien (Dublin).
2002 Publie le Métier d’homme (Seuil).
2004 Mariage avec Corine. Naissance de Victorine. Licence de philosophie (université de Fribourg).
2006 Naissance d’Augustin. Publie la Construction de soi (Seuil).
Août 2010 Publie le Philosophe nu (Seuil).
Source : La Vie