Janvier, aube : la forêt est immobile, calfeutrée sous la neige. Pas un souffle de vent ce matin, le monde repose en gris et blanc, tout relief disparu, happé par le silence ; à peine un effleurement de lumière, là-bas, à l'est - un rose si ténu, si pâle, qu'il n'est peut-être qu'une espérance de lumière... Un matin qui, comme tous les matins, nous accueille dans le silence : assis dans la salle de méditation pour un temps de contemplation, un temps de recueillement, dans la lumière dorée des bougies.
Résonne la petite clochette qui annonce la fin de la première méditation. Nous déplions la longue toge qui va recouvrir nos robes monastiques, grand rectangle marron ou ocre, mais toujours couleur terre, que nous allons porter pendant la cérémonie qui conclut l'entrée dans la journée nouvelle. Nous accompagnons nos gestes d'un chant, le premier chant, les premières paroles que nous prononçons depuis le lever. Cette joie de mêler sa voix à celles de tous les autres... Parfois, nous sommes deux ou trois, parfois, une dizaine, mais qu'importe ! Chaque matin, c'est tout l'espace qui s'ouvre et nous reçoit ; c'est tout le corps qui à la fois s'enracine et s'élève, et si je ne sais comment cela se fait, je peux témoigner qu'il en est ainsi ! C'est la respiration qui, deve¬nue souffle, me traverse et me relie à l'infini ; c'est une transparence de soi qui n'est pas effacement mais pure présence lumineuse. C'est la joie radieuse de « l'être ensemble» qui nous emplit.
Ce fut une surprise et une découverte pour moi que ces chants lorsque j'arrivai au monastère au Japon. J'y fus tout de suite sensible, me sentant à ma place juste et, tout le jour, le chant se poursuivait pour moi en écho de silence. Devenue nonne, j'appris qu'il ne m'était plus permis d'écouter de la musique ; que grosses cloches, petites cloches, tambours, clochettes ainsi que le son caverneux du «poisson de bois » qui rythme les récitations allaient constituer tout mon univers sonore. On m'expliqua que l'esprit se nettoie à abandonner un moment la rumeur du monde.
Petit à petit, je perdis toute envie de chanter autre chose, comme si tous les airs fredonnés jusque-là n'étaient que répétition pour ce chant de joie ; toutes les paroles n'étaient que brouillon pour ce chant dans une langue qui m'était jusque-là inconnue... Comme si tout cet élan que j'avais connu, de chanter par un beau matin sur un chemin ou dans ma voiture, de fredonner dans la cuisine ou dans le jardin, se concrétisait là, à cet instant, dans un seul chant, chant de dévotion, chant d'ouverture, chant qui dit la gratitude, tourné vers le Bouddha, tourné vers tous ceux et celles qui ont chanté, ici, avant moi, le même matin, le même encens, la même joie... Et cette joie ne peut qu'être totale, englobant tous ceux qui la partagent : voix des moines chrétiens qui s'élèvent vers le ciel, voix graves des lamas ouvrant une porte intérieure au centre de soi-même, voix claires des enfants qui se donnent tout entiers à cet instant...
Depuis, chaque matin, j'explore cet espace, accompagnée par toutes les voix du monde, et j'y compte les murmures de la rivière, les frissonnements des grands pins, le chuchotis des taupes et les galopades des souris ! Rilke, en vrai poète, en visionnaire, avait pressenti cet émerveillement : « À travers tous les êtres s'étend l'unique espace, espace interne du monde... Les oiseaux volent en silence à travers nous... »
Source : La Vie janvier 2010
JOSHIN LUCE BACHOUX est une nonne bouddhiste. Elle anime la Demeure sans limites.