Il y a peu, je demandais à un ami bouddhiste : « Qu’est-ce qui caractérise à tes yeux ton maître ? » La réponse n’a pas fini de me déconcerter : « Il n’a rien à faire de souffrir. » Du matin au soir, toujours, sans exception, je m’évertue à tout mettre en œuvre pour bannir de mon existence le moindre tracas. La peur de souffrir, poussée à l’extrême, hante bien des vies. Aussi, ai-je accueilli comme une libération l’exemple du Rimpoché. Tôt ou tard, quoi que je fasse, j’aurai part au trouble. La course effrénée contre le malheur pourrait à coup sûr épuiser et être la source du plus lancinant mal-être.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de justifier la souffrance mais de constater que jamais je ne pourrai m’en protéger totalement, durablement. Plein d’envies, je demandais à mon ami : « Et comment est-il parvenu à cet état ? » Évidemment, il n’est pas de modes d’emploi ni de recettes à suivre. La pratique de la méditation, l’engagement total sur une voie semblent y conduire. Je retiens surtout que le maître « se désintéressait » de lui-même pour se tourner vers l’autre. En outre, mon acolyte m’a donné une piste qui me déconcerte tant elle paraît paradoxale. Quand son maître, alors en prison en Chine, est tombé malade, il adopta une attitude résumée dans cette phrase : « I want more » (« J’en veux plus »). Rien de macabre ni de doloriste dans cet état d’esprit. Simplement l’idée que, quand survient la disgrâce, on y va à fond, profitant de l’opportunité pour se laisser purifier. Un alpiniste est prêt à endurer bien des blessures pour atteindre le sommet, le navigateur essuie mille tempêtes pour rejoindre le port. Le pratiquant d’une voie ne doit-il pas aussi vivre le quotidien sans tiédeur pour accéder à la liberté, à la paix intérieure ? Il ne s’agit pas de chercher des occasions de souffrance mais, celles-ci venant, d’en faire un défi pour progresser.
Ce qui aide peut-être, c’est l’universalité de la souffrance. Boèce parlait du lot commun. Dès qu’on respire, la souffrance entre dans la vie. Hier, j’accompagnais mes deux écoliers pour la rentrée et mon cœur de père battait avec une redoutable ardeur. Je réfléchissais déjà au moyen d’offrir à mes enfants le plus beau parcours scolaire possible. En les observant parmi leurs camarades, j’ai cru deviner les légères inquiétudes des premiers jours, de petits tiraillements et une joie profonde ; la vie, en un mot. Quand j’aurais la tendance à surprotéger mes proches, à m’activer sans broncher pour leur assurer le meilleur des avenirs, je me rappellerai ce maître bouddhiste. Quoi que je fasse, tôt ou tard, ils souffriront, peu ou prou. Dès lors, il me faut abandonner mon obsession d’ôter de la vie tout obstacle et apprendre avec ma fille et mon fils à accueillir ce qui vient, la joie comme la peine, sans préjugés, peut-être même sans préparation aucune.
Lorsque j’y pense, un enfant a aussi cette attitude. Il n’est pas hanté par la souffrance qui pourrait éventuellement s’abattre sur lui. Les peurs du lendemain, les imaginaires menaces ne le touchent pas encore. Certes, il reste vulnérable et la douleur peut l’anéantir mais il ne se surcharge pas, il ne se cache pas derrière d’illusoires carapaces. Il prend la vie telle qu’elle se donne.
Mes enfants, une fois de plus, sont mes maîtres. Dès que je les observe, je les vois tout occupés à jouer, à apprendre, « désintéressés » d’eux-mêmes.
« Il faut apprendre à accueillir ce qui vient, la joie comme la peine, sans préjugés, sans préparation »
Source : La VIE