Trois modes de conscience (suite)
Frédérique Blanc : Tu veux dire que l’on n’est pas vigilant lorsque l’on fait l’effort d’être conscient de soi, de l’autre et de la situation ?
Alain Bayod : Absolument.
Ce que tu décris là, ce n’est pas de la vigilance mais de l’attention.
Voici la définition qu’Arnaud donnait de la vigilance, ou « véritable
vision » : « La
véritable vision c’est la conscience simultanée du spectateur et du
spectacle, de ce qui voit et de ce qui est vu, du vide et de la forme. »
Avec la vigilance, on change totalement de mode et de monde… On passe
du mode 2 au mode 3. Et entre les deux, il s’est passé quelque chose de
déterminant. Notre vision du monde cesse d’être égocentrique. Nous
appréhendons désormais les choses à partir d’un espace vide qui contient
le tout ; qui est en quelque sorte plein de ce tout. Que l’on se
rassure ! Ce changement radical de perspective n’a pas provoqué la
disparition de notre cher moi. Nous avons simplement pris conscience
qu’il n’est pas au centre et qu’il n’y a jamais été. Où est-il donc
passé ? Il est tout simplement à sa place ; dans le film, avec tous les
autres. Découvrir que là où nous avions fantasmé un moi se trouve en
réalité un espace de présence, d’accueil et de conscience est ce qui
permet la vigilance et l’amour.
F.B. : Est-ce que tu essaies de me dire qu’il n’y a pas d’amour possible en mode 2 ?
Alain Bayod : Tout à fait. [Silence] Tu
sais, cela fait déjà un certain temps que j’ai fait la paix avec Alain.
Ce n’est pas un mauvais gars. Il est gentil, habile, serviable,
souriant… Par contre, en tant que moi séparé, il n’a aucune capacité
d’amour… Cette affirmation mérite bien sûr d’être nuancée. Tu sais comme
moi que les grecs anciens distinguaient trois grandes formes d’amour :
Eros, Philia et Agapè (Caritas en latin). Chacune de ces formes d’amour
correspond à l’un des modes de conscience que je suis en train de
décrire : Éros pour le mode 1, Philia pour le mode 2 et Agapè pour le
mode 3. L’amour inconditionnel, celui qui me permet d’être « un avec »,
« en communion avec » et que l’ensemble des traditions attribuent au
sage, c’est Agapè. Eh bien, la chose nommée Alain ne peut pas éprouver
cet Agapè. Ce n’est pas de la mauvaise volonté de sa part. Il n’a tout
simplement pas été conçu pour ça. On pourrait dire que le moi est un
mécanisme qui a été conçu pour la relation mais pas pour la communion.
Celles et ceux qui sont familiers avec l’enseignement de Swâmiji et
d’Arnaud usent et abusent volontiers de l’expression : « être un avec ».
Mais si on réfléchit un instant au sens de cette phrase on s’aperçoit
qu’il s’agit de la définition même du mode 3. En mode 3, la relation est
asymétrique. Je ne rencontre plus l’autre avec le besoin compulsif de
me dresser face à lui et de m’affirmer en tant que moi. Cette
affirmation a déjà eu lieu en d’autres temps et en d’autres lieux. Je
suis à présent capable d’être simplement présent et ouvert, vide, vaste,
tout accueil.
F.B. : C’est
le moment de poser la question essentielle : comment passe-t-on du mode
2 au mode 3 ? Et plus précisément, puisque nous avons défini le mode 2
comme celui de l’attention au monde…
Alain Bayod : De l’attention au monde ET à soi-même…
F.B. : Oui ! Puisque nous en sommes aux précisions, je saisis l’occasion de te demander d’éclaircir un autre point. Cette double attention du mode 2 ne constitue-t-elle pas déjà une manière de prendre simultanément conscience du spectacle et du spectateur ?
Alain Bayod : Non,
le spectateur n’est pas une personne, le spectateur n’est pas moi. En
mode 2, nous avons encore l’illusion que le moi est séparé du monde et
nous pouvons le confondre avec le spectateur. En mode 3 subsiste
simplement la conscience que le moi fait partie intégrante du spectacle.
F.B. : Si
nous travaillons de manière persistante à affiner notre attention au
monde, à nous-même et à la situation nous est-il possible de basculer à
un moment ou à un autre dans le mode 3 ?
Alain Bayod : Je
pense que non. Pour basculer en mode 3, il faut introduire ce que
Gurdjieff appelait un « choc additionnel ». Et ça, ça ne peut pas se
décider. C’est du ressort de la Grâce. On est confronté à quelque chose
de tellement puissant qu’on est obligé de lâcher prise. Dans mon cas, ce
choc a pu prendre la forme de la maladie. Le basculement en mode 3 ne
sera jamais le résultat d’une tension égocentrique mais celui d’un
abandon, d’un lâcher prise.
F.B. : Un abandon de quoi ?
Alain Bayod : De
la prétention ! La présence est un don. Elle a quelque chose de
totalement et d’incompréhensiblement gratuit. On peut exprimer tout cela
dans le langage très élaboré de la métaphysique. En ce qui me concerne,
je préfère, utiliser des mots qui sont accessibles à un enfant de 10
ans. En tant qu’êtres humains, nous sommes programmés pour nous
concevoir comme une chose, autrement dit, un objet limité et séparé.
Cette programmation est nécessaire. Inévitable en tout cas. Inutile de
la regretter ou de fantasmer un monde où les choses se passeraient
différemment. Ce n’est pas nous qui avons fait les règles du jeu. Dans
le monde tel qu’il est nous sommes condamnés à perdre la conscience de
l’ouverture que nous avions enfants pour passer ensuite notre vie à
essayer de la retrouver. Cela fait aussi partie du mystère de cette vie.
A suivre ...