— Zen, Yoga, Taï-Chi-Chuan, Aïkido —
Il ne s'agit pas d'enseigner un savoir-faire ; il s'agit de partager sa connaissance.
C'est pourquoi je refuse absolument d'enseigner la voie tracée par Graf Dürckheim à distance par un réseau informatique. Pourquoi ? Parce que dans le face-à-face à distance que permettent les écrans il est impossible de se donner la main ... !
Est-ce vraiment raisonnable ? Ce qui ne serait pas raisonnable est d'imaginer ou de penser qu'à l'occasion de ce contact fictif, virtuel, que permet ce qu'on appelle le progrès dans le domaine de la communication, nous faisons l'expérience d'une rencontre réelle de personne à personne.
L’image de ces deux mains qui se donnent concrètement réanime un souvenir à la fois affligeant et stimulant.
Rütte 1969 — J'entre dans le bureau de Graf Dürckheim. Ce doit être notre troisième rencontre. Il se lève et tend la main. Nous nous donnons la main. Aussitôt ma main en contact avec la sienne, il me dit : « Jacques, ne bougez pas ! Sentez ce qu'on désigne par l'expression se donner la main. Vous sentez ? On pourrait mettre un œuf de pigeon entre votre main et la mienne. Ce qui signifie que vous manquez de contact ; vous manquez de contact humain ».
Tout en maintenant ma main dans la sienne, Graf Dürckheim m'a invité à métamorphoser ce geste, à le libérer de ce qui entravait le contact humain souhaité.
« Voilà ! Vous sentez la différence ? La main n'est pas quelque chose ; la main, c'est l'homme dans sa globalité et son unité. La main, c'est l'homme qui donne, c'est l'homme qui reçoit. Dans le travail que nous allons entreprendre et qui a pour sens l'éveil de l'homme à sa vraie nature, passer de l'idée que "l'homme A un corps, à l'expérience du corps que l'homme EST" ("Leib" dans la la langue allemande) est inéluctable ».
Je n'ai pas pris cette remarque — vous manquez de contact humain, — comme étant un jugement mais comme étant l'implacable diagnostic d'une manière d'être au monde qu'il est possible d'engager dans un processus de transformation.
C'est en contact avec le maître qui propose un chemin d'expérience et d'exercice que j'ai non pas compris mais fait l'expérience sensible, phénoménale du corps que l'homme EST. Leib, le corps vivant, n'est pas la somme des objets qui le composent, parmi lesquels : la main. Leib, le corps-vivant que nous sommes, est l'ensemble des gestes à travers lesquels chacun se présente, devient celui qu'il est au fond ou se manque.
Une telle expérience serait-elle possible lors d'un échange avec le maître par Face Time ou Skype ?
De l'expérience à l'exercice ; de l'exercice à l'expérience !
"Ne tirez pas, laissez cela tirer ... ".
Dans les années 1970 Graf Dürckheim m'a invité à proposer, aux personnes qui séjournaient à Rütte, les quelques exercices qui sont la base de l'Aïkido et les bases du Karaté Shotokan. Je pourrais comparer ces exercices au travail de la barre auquel se soumet tout danseur et toute danseuse dans le domaine de la danse classique. La condition que m’avait imposé Graf Dürckheim était de ne pas enseigner un savoir-faire mais de partager ma connaissance acquise grâce à des années d'entrainement dans ces voies tout à la fois artistiques, artisanales et martiales.
En parallèle, j'ai commencé la pratique du Kyudo, le tir à l'arc traditionnel. Entre les stages dirigés par le Maître Satoshi Sagino s'impose l'entrainement quotidien qui consiste à renouveler deux tirs chaque matin.
Le tir étant un rituel composé d'une séquence de huit gestes qui permettent d'encocher la flèche pour ensuite la décocher.
Lorsqu'on pratique le Kyudo, il est fréquent d'entendre ce rappel prononcé par le Maître de l'art : « Ne tirez pas, laissez cela tirer ! ». Injonction agaçante (si je ne tire pas, l'arc ne va pas le faire pour moi).
Injonction irritante, exaspérante et en même temps provoquante.
"Ne tirez pas, laissez cela tirer ... !".
Participant à un stage de Kyudo, je m'apprête à exercer un tir. Maître Sagino s'approche et prend l'arc en posant ses mains sous les miennes. Expérience inattendue : un tir à quatre mains ! C'est dans ce face-à-face - qui ressemble à celui d'un couple qui valse - que la séquence des gestes est engagée. D'une telle manière qu'il m'est difficile de dire lequel des deux partenaires conduit l'autre ou le suit ?
Etrange sensation de parfaite unité. Comment conceptualiser ce que j'éprouve ?
Le concept contact s'impose. C'est autre chose qu'un effleurement, une proximité ou un rapprochement.
C'est ce non-deux que je sens et ressens lorsque je pratique zazen et que je sens que je inspire. Non, si je conceptualise au plus près ce que je sens, il me faut écrire JEINSPIRE en un mot, parce qu'il n'y a ni distance ni écart de temps entre ce que je nomme "Je" et ce que je nomme "Inspire".
De même, à l'occasion de ce tir à quatre mains, l'action conciliée à celle du maître de la technique me libère de l'ego qui habituellement fait les choses et pense que s'il ne les fait pas, rien ne peut se faire. Et voilà qu'à mon insu ... Cela a tiré ! Maître Sagino s'est éloigné, sans rien dire, me laissant digérer ce que je venais d'avaler et qui doucement entreprenait la transformation si souvent souhaitée : un grand calme intérieur, une manière d'être en ordre inaccoutumée et en contact avec tout ce qu'il est possible d'approcher grâce aux cinq sens.
Les tirs suivants, à deux mains, me semblaient absolument différents ! L'union avec le maître devenait l'union avec la technique. Une telle expérience serait-elle possible lors d'un échange avec le maître de la technique, le maître de l'art, par Face Time ou Skype ?
Je vous suis reconnaissant de ne pas attendre de ma part un enseignement ... à distance.
Je me réjouis de bientôt avoir la chance de vous donner la main.
Jacques Castermane
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