Une image en dit souvent beaucoup plus et beaucoup mieux qu’un long discours. Certaines conversations particulièrement imagées deviennent alors des messages qui ne peuvent nous laisser indifférents. Je me rappelle quelques paroles échangées avec Maurice, un jeune médecin camerounais, fils d’un guérisseur traditionnel, qui était venu en Europe pour se former à la chirurgie urologique (la spécialité que j’ai longtemps pratiquée). Nous étions en train d’opérer un patient dont la vessie était envahie par une grosse tumeur cancéreuse. Nous avions déjà procédé à l’ablation de l’organe malade et nous nous apprêtions à reconstruire un réservoir urinaire à l’aide d’un morceau d’intestin. Vaste et long chantier durant lequel nous avions tout le loisir de bavarder.
« Quelle curieuse maladie que le cancer, me dit Maurice.
— Pourquoi dis-tu cela ? je lui demande.
— Parce que c’est une maladie extrêmement vivante. Tout à coup, des cellules se mettent à proliférer de façon exagérée et incontrôlée. Jusqu’à envahir l’endroit où elles sont nées. Animées par une vitalité débordante, elles finissent par se répandre en dehors de cet endroit. Elles s’implantent ailleurs, dans d’autres organes où elles continuent de proliférer. La logique des cellules cancéreuses est celle de la croissance et de l’expansion à tout prix. Quitte à tuer l’organisme dont elles sont issues.
— Tu as raison, c’est une logique absurde. Le cancer est une maladie très vivante, assurément trop vivante.
— Pour en guérir, il faut sans doute être plus vivant que lui. Encore faut-il comprendre ce que signifie “être vivant”. »
La remarque de Maurice me rappelle que le cancer ne survient pas par hasard. Nous savons aujourd’hui qu’il s’agit d’une « maladie de civilisation », un mal qui plonge ses racines dans nos stress, nos pollutions et toutes sortes de comportements potentiellement dangereux pour la santé. Une maladie trop vivante qui révèle notre incapacité de bien vivre. Car bien vivre ne demande pas de la croissance à tout prix. Cela ne réclame pas non plus une décroissance. Mais plutôt un équilibre et de l’harmonie. Ni trop, ni trop peu.
« En fait, nous (les êtres humains) nous comportons un peu comme des cellules cancéreuses, me dit Maurice avec un regard malicieux. Nous sommes aussi extrêmement vivants. Nous cherchons aussi à proliférer et à envahir l’endroit où nous sommes nés. Quitte à abîmer la Terre, dont nous sommes issus. Ne serions-nous pas le cancer de la Terre ? »
À ce moment de notre conversation, une petite artère s’est mise à saigner. Je n’ai donc pas pu répondre à la question de Maurice. Mais, en y repensant, je ne peux m’empêcher de visualiser cette image d’un être humain qui se comporte comme une cellule cancéreuse. Et je me dis que mon jeune assistant n’était pas dépourvu de sagesse en utilisant cette comparaison. Il n’était probablement pas le fils d’un guérisseur traditionnel africain pour rien.
Thierry Janssen
Source : Psychologie magazine
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