Infirmière à la Maison médicale Jeanne-Garnier, à Paris, cette ex-bénédictine s'attache à prendre soin de la personne dans toutes ses dimensions.
« Je n'oublierai jamais cette rencontre. Elle eut lieu à Jeanne-Garnier dans la chambre d'un patient dont le visage était couvert de nodules. M'approchant de lui, je fus saisie par son regard qui semblait crier : « Comment pouvez-vous prendre soin de moi qui me présente à vous sous une apparence aussi laide ? » Je ne pouvais pas le laisser sans réponse. Après lui avoir prodigué des soins, je me suis permis de lui dire : « Je ne vous connais pas bien, et je vais peut-être être maladroite, mais, au-delà de votre apparence, c'est la beauté intérieure de votre être que je soigne et que je vois. Aujourd'hui, vous êtes aussi digne qu'il y a trois mois quand vous n'aviez pas un seul nodule. » J'ai ensuite embrassé sa joue abîmée. Loin de toute mièvrerie, ce baiser venait signer ma parole. Le visage de l'homme a soudain été transfiguré, il est passé des ténèbres à la lumière. En larmes, il m'a soufflé dans un sourire radieux : « C'est extraordinaire. » Au travers de cette personne, c'était le Christ que je soignais. Plus un visage est défiguré, un corps abîmé, plus j'ai à cœur de rétablir le patient dans l'estime qu'il a de lui-même.
Je suis devenue infirmière en soins palliatifs après avoir passé 15 ans chez les Bénédictines, à Paris. En 2004, je quittai cette congrégation qui était en crise. Ce départ fut extrêmement douloureux. Mais ce n'était pas être fidèle à ma vocation que d'y rester, en laissant la situation se dégrader. Ayant été moi-même burinée par les épreuves, ayant vécu la perte de repères, pour finalement me relever grâce à Dieu, j'ai eu à cœur ensuite de me tourner vers les personnes vulnérables qui affrontent la fin de leur vie. J'avais soif d'être source de paix et de solidité pour ces patients qui cherchent à retrouver l'unité de leur être, là où la maladie a fait voler en éclats leur sécurité, leur vie de famille, personnelle, professionnelle. En tant qu'infirmière, je suis appelée à prendre soin de la personne dans toutes ses dimensions. J'ai l'immense privilège d'avoir accès non seulement au cœur, à l'intelligence et à l'esprit, mais aussi au corps. Or, le spirituel et le charnel vont ensemble. Toucher le corps c'est toucher la personne dans son intimité la plus profonde et cela rejaillit dans tout son être. Bien souvent, le patient en fin de vie pense qu'il n'est plus digne, plus utile ; il se sent rejeté. La manière dont je vais lui prodiguer des soins, le sécuriser, l'apaiser, le regarder comme un être unique, infiniment respectable est déterminante pour le conforter dans son identité de sujet jusqu'au bout.
Côtoyer au quotidien la perspective de la mort, la souffrance des patients, des familles, ne peut laisser indemne. Jeanne-Garnier est pour moi une école de vie où l'on accepte de se montrer en vérité. L'expérience de la fragilité et l'approche de la mort agissent comme des loupes sur les enjeux existentiels, à côté desquels nous passons parfois : quel est le désir qui m'habite ? Quel a été le sens de ma vie ? Et aujourd'hui ? Quelle est ma relation à l'autre ? À l'Autre ? Aussi, je suis sans cesse placée face à mon impuissance : même si la personne va mourir, je ne dois pas le vivre comme un échec personnel mais emprunter le chemin de l'humilité et m'en remettre toujours à plus grand que moi. Tout l'enjeu est de prodiguer en équipe des soins, tant physiques, psychiques que spirituels, afin que la personne garde, jusqu'au bout, la meilleure qualité de vie possible. La confrontation avec l'extrême fragilité m'apprend à vivre intensément l'instant présent. Je pense à ce garçon âgé de 20 ans qui, un an après la mort de sa mère, lut lors d'une célébration un texte bouleversant : « Je vous en supplie, n'oubliez pas deux choses : de dire "Je t'aime" et "Merci" aux personnes qui vous sont proches. » Ces paroles, il les avait adressées tous les dimanches à sa mère. Et c'étaient elles qui lui avaient permis de tenir face à l'injustice de la maladie.
Nous pleurons mais nous rions aussi beaucoup à Jeanne-Garnier. J'y goûte par moments une intensité de joie que je ne retrouve pas dans le monde. Quelque chose de l'ordre de la surabondance. À défaut de pouvoir rajouter des jours à la vie, nous essayons, personnels soignants et bénévoles, de rajouter de la vie aux jours. De faire prendre conscience que la fragilité ne nous rend pas moins vivants, au contraire. La fin de vie est un moment de crise, un kairos où le drame advient. Mais de ce drame peut jaillir la lumière, notamment au travers d'échanges extrêmement profonds entre les patients et leurs proches. Je me souviens de cet homme qui écrivit à sa femme : « Ce sont les dix mois les plus beaux de notre vie, les plus beaux de notre amour. » Je revois aussi cette mère de famille dont le projet initial était de passer quelques jours seulement à Jeanne-Garnier, afin que nous l'aidions à mettre en place une hospitalisation à domicile. Au bout de trois jours, elle a supplié le médecin de la garder. Lorsqu'une amie de Jeanne-Garnier lui a confié qu'elle aurait aimé la rencontrer en d'autres circonstances, elle lui a répondu : « Je ne sais pas. J'ai vécu tant de choses depuis deux semaines. Jamais nous ne nous sommes autant parlé mon mari, mes enfants et moi. »
Nous portons tous en nous une dimension spirituelle, que nous soyons croyants ou non. Je me souviens de ce patient qui disait : « Je suis un athée aimant ! » Son visage rayonnait de bonté. Par cette parole, il révélait quelque chose de son rapport à l'existence. Certains ne prononceront jamais le mot Dieu durant leur séjour à Jeanne-Garnier tout en ayant un vrai sentiment d'accomplissement de leur vie : ils ont été aimés, ils ont aimé, ils ont eu une profession intéressante. Ils partent sereinement. Et leur parcours intérieur n'en sera pas moins extraordinaire par la manière dont ils se seront attachés à faire le bien, à emprunter un chemin de pardon, à transmettre le meilleur à leurs enfants.
Je perçois dans la fin de vie un mystère de solitude. Plus que l'angoisse de mourir, c'est en effet la peur d'être seul qui prédomine. Un bénévole m'a confié qu'un jour, en réponse à la parole « Ce que vous vivez est difficile », le patient rétorqua : « Oui, mais vous êtes là. » Mystère de la présence, de la gratuité, de la communion dans le silence. Mystère de la rencontre, jusqu'à l'ultime. »
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source : La Vie 2016