vendredi 10 avril 2009
L'évangile du gitan par Christian Bobin
"Qui nous aide à respirer commence par nous couper le souffle : chaque texte du livre de Jean-Marie Kerwich est un paquet d’embruns qui ouvre violemment la fenêtre de l’âme. Cette violence est salutaire — l’ultime ruse de la douceur du ciel pour nous atteindre. C’est toujours malgré eux que les prophètes de la Bible, souvent illettrés, deviennent le bois sec dont s’empare le feu de l’absolu, pour nous éclairer. Pas plus qu’eux Jean-Marie Kerwich n’a choisi de changer en or les mots qu’il touche avec ses doigts noircis de gitan. Jérémie, Isaïe et David sont ses frères d’écriture. Comme eux il cherche à tirer Dieu de son sommeil. Comme eux son âme le loup de son âme hurle à la lune blanche. La technique a ensorcelé nos vies, jusqu’à nous faire oublier qu’elles devaient à leur fragilité leur seule vérité. En nous rendant tout-puissants la technique nous extermine. Nous avons crucifié la nature, nous sommes ahuris d’images. Derrière chaque paravent il y en a un autre, et puis encore un autre, jusqu’à l’infini. Le souffle brûlant de ce livre les renverse tous d’un seul coup. Un va-nu-pieds nous redonne les clés du ciel que l’on pouvait croire à jamais perdues."
Christian Bobin
Christian Bobin
L'éveil vécu par Karlfried Graf Dürckheim
Extrait du livre "Pratique de l'expérience spirituelle", Karlfried Graf Dürckheim nous décrit un éveil à l'âge de 24 ans :
Cela se passait dans l'atelier du peintre Willi Geiger. Ma future femme, qui était de ses amis, avait ouvert par hasard le Tao Te King. Elle commença à lire le onzième aphorisme :
Trente rayons se rencontrent dans le moyeu.
Mais c'est le vide en lui qui crée la nature de la roue.
Les vases sont faits d'argile.
Mais c'est le vide en eux qui fait la nature du vase.
Et cela survint. « En entendant le onzième aphorisme, je fus frappé d'un éclair. Le voile se déchira : j'étais éveillé. J'avais éprouvé cela. Tout le reste était et cependant n'était pas, était ce monde et en même temps transparent à un autre. Moi-même aussi j'étais et à la fois n'étais pas. J'étais comblé, captivé. De l'autre côté et en même temps tout à fait présent. Heureux et comme vide de sentiments, très loin et pourtant profondément dans les choses. J'avais éprouvé cela, net comme un coup de tonnerre, clair comme un jour de soleil, cela, qui était totalement incompréhensible. La vie continuait, la vie d'avant, et pourtant ce n'était pas la même. Il y avait l'attente douloureuse de davantage "d'Etre", une promesse profondément ressentie. Et en même temps des forces croissant à l'infini et l'aspiration vers un engagement — à quoi ? »
Cet état exceptionnel dura tout le jour et une partie de la nuit. II m'avait définitivement marqué. J'avais vécu ce dont ont témoigné, à travers tous les siècles, des hommes qui, une fois, à un moment quelconque de leur vie, ont vécu une expérience. Elle les a frappés comme l'éclair et les a liés pour toujours au courant de la vraie Vie. Ou plutôt elle leur a rendu perceptible la source d'un grand bonheur et en même temps de la souffrance que l'on éprouve quand ce courant est interrompu. Mais c'est aussi une expérience inséparable d'un engagement sur la voie intérieure. Répétée ensuite à plusieurs reprises bien qu'avec moins de force, elle continue, bien des années plus tard, à servir de point de repère pour indiquer, à moi et à. d'autres, la direction juste de connaissance et de travail. Tout ce que j'ai rencontré depuis s'oriente vers un pôle précis. Que Maître Eckart soit alors entré dans ma vie n'a donc rien d'étonnant. Je ne me séparai plus de ses traités et de ses sermons. Leur contenu était une sorte d'écho multiplié du grand appel qui avait retenti en moi. Aujourd'hui encore, il suffit d'une phrase de Maître Eckart pour que je me sente de nouveau pénétré par un grand courant. Je percevais le même ton, bien que sur d'autres registres, chez Rilke, chez Nietzsche et surtout à la première lecture des écrits bouddhiques. La doctrine de la nature de Bouddha, toujours présente en chaque homme, me parut tout de suite évidente. Déjà à ce moment une question me préoccupait : Maître Eckart, Lao Tseu, Bouddha, la grande expérience qui les avait frappés, n'était-elle pas fondamentalement la même ?
Trente rayons se rencontrent dans le moyeu.
Mais c'est le vide en lui qui crée la nature de la roue.
Les vases sont faits d'argile.
Mais c'est le vide en eux qui fait la nature du vase.
Et cela survint. « En entendant le onzième aphorisme, je fus frappé d'un éclair. Le voile se déchira : j'étais éveillé. J'avais éprouvé cela. Tout le reste était et cependant n'était pas, était ce monde et en même temps transparent à un autre. Moi-même aussi j'étais et à la fois n'étais pas. J'étais comblé, captivé. De l'autre côté et en même temps tout à fait présent. Heureux et comme vide de sentiments, très loin et pourtant profondément dans les choses. J'avais éprouvé cela, net comme un coup de tonnerre, clair comme un jour de soleil, cela, qui était totalement incompréhensible. La vie continuait, la vie d'avant, et pourtant ce n'était pas la même. Il y avait l'attente douloureuse de davantage "d'Etre", une promesse profondément ressentie. Et en même temps des forces croissant à l'infini et l'aspiration vers un engagement — à quoi ? »
Cet état exceptionnel dura tout le jour et une partie de la nuit. II m'avait définitivement marqué. J'avais vécu ce dont ont témoigné, à travers tous les siècles, des hommes qui, une fois, à un moment quelconque de leur vie, ont vécu une expérience. Elle les a frappés comme l'éclair et les a liés pour toujours au courant de la vraie Vie. Ou plutôt elle leur a rendu perceptible la source d'un grand bonheur et en même temps de la souffrance que l'on éprouve quand ce courant est interrompu. Mais c'est aussi une expérience inséparable d'un engagement sur la voie intérieure. Répétée ensuite à plusieurs reprises bien qu'avec moins de force, elle continue, bien des années plus tard, à servir de point de repère pour indiquer, à moi et à. d'autres, la direction juste de connaissance et de travail. Tout ce que j'ai rencontré depuis s'oriente vers un pôle précis. Que Maître Eckart soit alors entré dans ma vie n'a donc rien d'étonnant. Je ne me séparai plus de ses traités et de ses sermons. Leur contenu était une sorte d'écho multiplié du grand appel qui avait retenti en moi. Aujourd'hui encore, il suffit d'une phrase de Maître Eckart pour que je me sente de nouveau pénétré par un grand courant. Je percevais le même ton, bien que sur d'autres registres, chez Rilke, chez Nietzsche et surtout à la première lecture des écrits bouddhiques. La doctrine de la nature de Bouddha, toujours présente en chaque homme, me parut tout de suite évidente. Déjà à ce moment une question me préoccupait : Maître Eckart, Lao Tseu, Bouddha, la grande expérience qui les avait frappés, n'était-elle pas fondamentalement la même ?
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