Parfois, les demandes incessantes de notre démon intérieur défilent : la peur de ne pas avoir assez, l'avidité qui nous fait vouloir trop, le désir de saisir, de retenir…
Les couleurs du ciel, les nuages teintés de rose par le soleil levant, une masse grise et boursouflée qui guette à l'horizon, l'immensité du bleu… Voilà ce qui me frappe lorsque je sors de la cuisine en cette fin de retraite.
Depuis une semaine, nous avons passé la journée dans la salle de méditation, tantôt assis, tantôt marchant, et quelques-uns d'entre nous y ont dormi, dans le parfum flottant d'un encens léger. Petit à petit, le calme s'est installé à l'intérieur de nous; les plaintes et la colère, notre ronchonnement perpétuel se sont atténués. Oh, pas sans mal, il est vrai… Le point de départ en est souvent le « C'est toujours moi qui… », source inépuisable de récapitulation au goût amer et délicieux.
Les premiers jours, corps et esprits s'agitent dans tous les sens, décident toutes les trois minutes que cette retraite a été une grande erreur, qu'il vaudrait mieux partir… Mais avec patience, on arrive à dégager un espace, à se tourner vers les autres. Les demandes incessantes, qui nous traversent comme des vagues, s'apaisent, le souffle s'allonge; on s'installe en soi, on s'installe dans le temps, sans chercher immédiatement une distraction, en étant là, tout simplement, tout difficilement.
Au fil des jours, le silence s'est illuminé de présence. Les gestes sont plus coulés, les regards échangent une joie paisible, toute la maison semble flotter sur une mer étale. Le goût s'aiguise, nous reconnaissons des saveurs délicieuses dans le repas le plus simple. Le dernier matin, l'aube tardive est pure merveille ; il semble que cette semaine nous ait nettoyés de cette mince mais tenace pellicule qui nous sépare si souvent du monde et de nous-mêmes. Nous sommes légers, heureux, prêts à retourner au monde avec énergie et amour. Je pars pour l'approvisionnement.
La liste à la main, j'arpente les allées du supermarché. Je m'amuse des conversations saisies au passage, des visages qui m'entourent. J'ai bien une petite réserve sur la musique incessante, mais je me décide à marcher en rythme, et ça va beaucoup mieux. Les marchandises commencent à s'entasser dans le chariot, épicerie, fromage, produit vaisselle…
Encore une allée, presque fini. Et je traverse avec indifférence le rayon « sucré » quand mon regard accroche un paquet de petits gâteaux. Je m'arrête pile : des petits gâteaux devant moi, derrière, de tous les côtés. Mais depuis quand n'ai-je pas mangé de petits gâteaux ? Il me semble que tout mon être devient estomac creux : et là-bas, du chocolat ! Petits gâteaux, chocolat ? Petits gâteaux au chocolat, voilà ! Je tends la main, j'ai envie de saisir un, deux, trois paquets… En aurai-je assez ? Les autres en voudront aussi, et ils vont m'en prendre…
Ah, encore une fois redevenue démon avide ! Je vois comme il est profond ce désir de saisir, d'attraper, de retenir, de s'approprier. Non pas que ce désir soit mauvais en soi : il nous est nécessaire pour vivre. Mais il est sans fin, insatiable, et là où, tout à l'heure, j'étais légère et satisfaite je me sens maintenant pesante et vaguement mécontente. Quelqu'un me bouscule, et je reprends mes esprits ; et tant pis pour le lieu, je ris, et je ris encore : tombée du ciel le nez dans la boue, quel voyage !
Source "La Vie" janvier 2006
Les couleurs du ciel, les nuages teintés de rose par le soleil levant, une masse grise et boursouflée qui guette à l'horizon, l'immensité du bleu… Voilà ce qui me frappe lorsque je sors de la cuisine en cette fin de retraite.
Depuis une semaine, nous avons passé la journée dans la salle de méditation, tantôt assis, tantôt marchant, et quelques-uns d'entre nous y ont dormi, dans le parfum flottant d'un encens léger. Petit à petit, le calme s'est installé à l'intérieur de nous; les plaintes et la colère, notre ronchonnement perpétuel se sont atténués. Oh, pas sans mal, il est vrai… Le point de départ en est souvent le « C'est toujours moi qui… », source inépuisable de récapitulation au goût amer et délicieux.
Les premiers jours, corps et esprits s'agitent dans tous les sens, décident toutes les trois minutes que cette retraite a été une grande erreur, qu'il vaudrait mieux partir… Mais avec patience, on arrive à dégager un espace, à se tourner vers les autres. Les demandes incessantes, qui nous traversent comme des vagues, s'apaisent, le souffle s'allonge; on s'installe en soi, on s'installe dans le temps, sans chercher immédiatement une distraction, en étant là, tout simplement, tout difficilement.
Au fil des jours, le silence s'est illuminé de présence. Les gestes sont plus coulés, les regards échangent une joie paisible, toute la maison semble flotter sur une mer étale. Le goût s'aiguise, nous reconnaissons des saveurs délicieuses dans le repas le plus simple. Le dernier matin, l'aube tardive est pure merveille ; il semble que cette semaine nous ait nettoyés de cette mince mais tenace pellicule qui nous sépare si souvent du monde et de nous-mêmes. Nous sommes légers, heureux, prêts à retourner au monde avec énergie et amour. Je pars pour l'approvisionnement.
La liste à la main, j'arpente les allées du supermarché. Je m'amuse des conversations saisies au passage, des visages qui m'entourent. J'ai bien une petite réserve sur la musique incessante, mais je me décide à marcher en rythme, et ça va beaucoup mieux. Les marchandises commencent à s'entasser dans le chariot, épicerie, fromage, produit vaisselle…
Encore une allée, presque fini. Et je traverse avec indifférence le rayon « sucré » quand mon regard accroche un paquet de petits gâteaux. Je m'arrête pile : des petits gâteaux devant moi, derrière, de tous les côtés. Mais depuis quand n'ai-je pas mangé de petits gâteaux ? Il me semble que tout mon être devient estomac creux : et là-bas, du chocolat ! Petits gâteaux, chocolat ? Petits gâteaux au chocolat, voilà ! Je tends la main, j'ai envie de saisir un, deux, trois paquets… En aurai-je assez ? Les autres en voudront aussi, et ils vont m'en prendre…
Ah, encore une fois redevenue démon avide ! Je vois comme il est profond ce désir de saisir, d'attraper, de retenir, de s'approprier. Non pas que ce désir soit mauvais en soi : il nous est nécessaire pour vivre. Mais il est sans fin, insatiable, et là où, tout à l'heure, j'étais légère et satisfaite je me sens maintenant pesante et vaguement mécontente. Quelqu'un me bouscule, et je reprends mes esprits ; et tant pis pour le lieu, je ris, et je ris encore : tombée du ciel le nez dans la boue, quel voyage !
Source "La Vie" janvier 2006