Nous avançons en silence, mâchoires serrées, réprimant vaillamment les « Qui a eu cette idée stupide ? » et autres : « Je l’avais bien dit... » Il ne manquerait plus qu’une dispute pour couronner la journée : commencée au matin dans la brume, d’un pas gaillard, sac au dos ; continuée à midi dans un épais brouillard, sandwichs imbibés, premiers murmures de rébellion : « On va continuer longtemps comme ça ? » pour s’achever sous la pluie battante, complètement égarés par des souvenirs trompeurs : « Si ! Je le reconnais, ce grand arbre. On prend à gauche ! »
La nuit est tombée, nuit de décembre, nuit de nuages et d’ombres, de froid et d’hostilité et nous tournons dans la forêt, tantôt montant, tantôt descendant, tantôt sur un chemin, tantôt à travers les broussailles. Les pieds traînent ou s’accrochent aux racines, il y a des marmonnements qu’il vaut mieux ne pas déchiffrer, les capes de pluie dégoulinent et les grands sapins perfectionnent l’art de bien viser, glissant leurs gouttes glacées pile dans le cou de leur victime.
Bien sûr, tôt ou tard, cette mésaventure s’achèvera et, demain, enfin, disons dans quelques jours, nous en rirons. Cela, nous le savons pourtant, à cet instant, au-delà de l’inconfort et de la fatigue, nous sommes, eh bien, perdus corps et âmes, perdus dans l’obscurité, comme des enfants craignant le noir.
Petits poucets sans miettes ni GPS, nous ressentons plus qu’une solitude, c’est un sentiment d’abandon, qui nous laisse silencieux, pleins d’appréhension, séparés des autres. Nous avons été exilés du royaume de nos semblables, rejetés dans les ténèbres. L’obscurité qui nous entoure semble s’étendre à notre esprit, à notre cœur qui se rapetissent, nous laissant pauvres et tout recroquevillés sur nous-mêmes. Et puis... un frisson d’exaltation parcourt notre maigre colonne : là, au fond, en contrebas, une mince lumière, rai d’espoir, qui fait signe, qui appelle, qui rassure.
Jamais lumière ne nous a semblé aussi brillante, aussi pleine de promesses. Nous allons être au sec, au chaud, mais aussi, mais surtout, retrouver des paroles, des rires, de l’attention, de l’amitié, de l’irritation, aussi peut-être née de leur inquiétude, bref, d’autres êtres humains. Nous ne sommes plus seuls, abandonnés, menacés ; notre cœur s’emplit lui aussi de cette lumière, de cette chaleur que seuls les autres, les proches comme les inconnus, peuvent nous apporter.
Ah ! Pauvres habitants des villes ! Les lampadaires s’allument à heure fixe, les vitrines étincellent, le premier geste en rentrant est, machinalement, d’appuyer sur le bouton électrique. La lumière n’est plus que commodité : « Allume ! On n’y voit rien. » Ne connaissant plus l’obscurité, nous ne connaissons plus la lumière ; ne connaissant plus la lumière, le cœur, petit à petit, perd une part d’humanité, celle qui nous fait reconnaître l’autre comme notre prochain, comme celui qui nous manque, qui nous est nécessaire pour être complet, pour être pleinement vivant.
Il faut marcher, par une nuit pluvieuse, dans les rues de la ville, de la banlieue, d’un village, et sentir, derrière chaque fenêtre allumée, la présence, l’existence de tous ceux que nous ne rencontrerons jamais, mais qui sont là, qui nous entourent, nous soutiennent, nourrissent notre vie.
Nous reconnaissons alors la nécessité, la vérité de la lumière des autres, de la lumière de chaque autre. Au cœur de notre nuit.