L'éveil est le sujet de ce quatrain...
Meng Haoran se garde bien de préciser de quel éveil il s'agit, car son intention est autre. Sous couvert de décrire les différentes phases que chacun traverse lorsqu'on passe du sommeil à la veille, il nous invite à deviner un autre éveil, celui qui s'offre à la conscience lorsque, émergeant de la grisaille quotidienne, elle s'ouvre à des lumières plus profondes
Ce n'est pas le moment de dormir...
Dès le premier vers apparaît ce choix si caractéristique de la poétique chinoise : l’élision du pronom personnel à la première personne, un rejet volontaire du nombrilisme qui permet de garder à la suite son aspect de proposition ouverte. Le second caractère de ce premier vers est habituellement rendu par un verbe ; mais comme ici il n’a aucun sujet, j’ai préféré le rendre par l’impersonnel « sommeil ». Qui dort ? On ne sait pas ! Ainsi, qui veut s’identifier, le peut. Il y a juste une indication : ça sommeille ; quand justement, tout alentour, ça s’éveille. Le premier et le dernier caractère de ce premier vers reconstituent le titre : printemps, début de l’année / aube, début de la journée. Ce n’est vraiment pas le moment de rester à dormir. Viennent donc ensuite les trois stades successifs du passage du sommeil à l’éveil.
Du sommeil à l'éveil
Les différents sens avec lesquels nous appréhendons le monde extérieur ne reviennent pas ensemble au niveau de la conscience. Le premier, qui parfois est la cause même du réveil, est l’ouïe. Les oiseaux, ces légers messagers du ciel, le régulateur impersonnel des saisons, nous annoncent par leur pépiement intempestif (« Partout, partout » : la répétition est en chinois classique marque du superlatif) que le moment est doublement venu d’accompagner le mouvement du renouveau qui se manifeste. C’est le moment présent, le premier temps du retour de la conscience.
Le second, c’est le retour de la mémoire, de la conscience du passé. Assuré d’être à nouveau vivant, l’humain replonge alors ses racines dans le temps dont il vient, c’est le retour de la mémoire. « A nuit passée », on se rappelle alors que « pluie et vent bruirent abondamment », pourrait-on presque dire pour tenter de rendre un petit peu la puissance de la rythmique du texte original. La vigueur des orages printaniers en Chine est attestée dans le Yi Jing par le tri-gramme (zhèn) dont c’est la marque.
Vient alors le troisième temps de l’éveil, la projection dans le futur : « Combien de fleurs en furent flétries » ? Le point d’interrogation est ici en dehors des guillemets car il n’existe pas en chinois. Le sens interrogatif est donné par la construction, ou plus exactement par la proposition en partie double présentée par l'association des mots « beaucoup » et « peu ». L’interrogation est inquiète car elle est nouée par une certitude : il y a des fleurs qui ont été brisées par l’orage. Et cela est difficile à admettre. Et c'est aussi cela que nous propose Meng Haoran. A l'intérieur du cycle saisonnier dont la régularité est gage de stabilité, apparaissent, comme dans notre expérience quotidienne, des moments de pur scandale : une fleur à peine éclose saccagée par l’orage, un enfant nouveau-né que la mort emporte. Absurde, évidemment ? Naturel, absolument ? L’éveil à la réalité ultime du monde est un chemin sans raisonnements.
Cyril Javary