J'ai toujours parlé à Dieu. C'est à Lui que j'ai adressé mon premier texte abouti, une lettre. J'avais 17 ans, souffrais d'un chagrin d'amour, et estimais qu'Il était le seul interlocuteur raisonnable. Enfant, bien que je ne le nomme pas, je me sentais en lien avec autre chose, en toutes choses. Avec naturel, je m'adressais aux arbres, imaginais des mondes, me pensais en mission sur terre. J'ai même envisagé la vie religieuse. Mais cette soif d'absolu s'est vite cognée à une autre réalité. Ce que je voyais dans le monde des adultes ne concordait pas avec ma perception du divin. Cette distorsion a créé en moi une soif de vérité du verbe, un besoin viscéral que les choses qui soient dites soient ce qu'elles sont. Et que les choses qui sont soient dites.
Chez les soeurs ursulines, où j'étais scolarisée, je notais un écart entre l'amour exprimé dans les mots, et les actes. Même chose dans ma famille : lorsqu'un père se rend à la messe le dimanche, affirme qu'il n'y a rien de plus important pour lui au monde que sa femme et ses trois filles, tout en tenant dans le même temps des discours de haine, alors il y a distorsion. Et lorsqu'on sent que le regard posé sur soi n'est pas celui d'un père vous reconnaissant comme une personne, sa fille, mais celui d'un homme manquant de clarté, alors il y a distorsion. Quand une mère stipule qu'elle ne voudrait surtout pas être intrusive mais qui, en réalité, se place sans cesse dans le commentaire destructeur, alors il y a distorsion.
Je n'étais pas sujet, mais objet. Et c'est seulement des années plus tard que j'ai pris la mesure de ce qui s'était passé dans mon enfance et mon adolescence. Ces rapports incestuels sont comme des taches de mercure entre elles : tout s'amalgame et il est très difficile de parvenir à devenir qui l'on est. À se séparer.
Mon choix de changer de prénom à l'adolescence n'est pas anodin. « Laurence » était peu à peu devenue « Laurette », surnom familial qui m'avait été donné et que j'ai décidé d'adopter par fascination pour les « lorettes », ces femmes dites de mauvaise vie, admirables pour mon jeune esprit rebelle. Choix qui fut sans doute aussi une manière de rendre hommage à Ève, une prostituée qui vivait en bas de chez mes parents, à Paris. Je descendais souvent voir cette femme au grand coeur. Ève me considérait comme j'étais. M'aimait vraiment. Ce chaos identitaire m'a entraînée dans une longue nuit qui a duré presque 30 ans, où je me suis brûlé les ailes. Consumée.
Pendant toutes ces années, j'allais très mal tout en l'ignorant. Je ne trouvais guère de sens à la vie, mais quelque chose me tenait de manière irrépressible : dans mes plongées obscures, je devinais qu'à la noirceur endurée correspondait un équivalent de lumière. Qu'elle brillait quelque part. Ce « relève-toi » battant au plus profond de moi a pris différents visages. La maternité en a fait partie. Quand l'idée du suicide assiégeait mon esprit, ma fille me ramenait à la vie : « Tu ne peux pas ne pas être là pour son biberon demain matin. » La littérature aussi a été salvatrice : il fallait que je vive pour continuer à écrire, pour aller au plus profond de mon expérience humaine en essayant de répondre à la question : qu'est-ce qu'un homme vivant ?
Mon eczéma est apparu lorsque j'ai été nommée « Laurette ». Il a duré plus de 40 ans ; s'est arrêté lorsque je suis retournée vers Laurence. Cette affection de la peau, criant ce qui était tu, a été un maître, puisqu'elle m'a incitée à chercher des réponses dans diverses traditions spirituelles. Je me suis tournée vers le soufisme, l'ésotérisme, le bouddhisme, la kabbale... J'en retiens aujourd'hui qu'elles nous mènent toutes à un même essentiel : l'Amour est essence et l'expérience majeure de l'existence. Aujourd'hui, mon rapport au monde n'est pas religieux. Il est spirituel. Le divin relève pour moi de l'évidence. Ce n'est pas que je crois, j'éprouve que Cela est.
Le jour où, en 2013, j'ai appris que Laurence, signifiait « l'or en soi » dans la langue des oiseaux, j'ai été bouleversée. Cette découverte a lavé « l'eau rance », stagnante, où m'avait enfermée mon passé. Dès lors, je me suis à nouveau présentée sous mon véritable prénom, avec cette sensation que des racines me poussaient des pieds. L'étymologie d'exister est ex-sistere : « se placer hors de », c'est-à-dire naître, mais aussi « se montrer, se manifester ». J'étais enfin à ma place. Depuis, je n'écris plus pour survivre mais pour transmettre. J'ai observé avec quelle puissance l'écriture sauve et guérit. Désormais, je la transmets aux autres à travers mes livres et les ateliers que j'ai créés.
Seul celui qui a été nommé peut commencer à aimer. Après plusieurs échecs amoureux, j'ai décidé de vivre seule. C'est une fois que j'ai été apaisée et que j'ai commencé à me fréquenter avec joie, que j'ai rencontré J., mon bien-aimé, à peu près au moment où je me suis réapproprié mon prénom. Pour la première fois, j'ai reconnu un masculin susceptible de « fixer » mon féminin. En me regardant comme sujet à part entière, cet homme m'a aussi aidée à me séparer de ma famille. Il m'a offert de découvrir l'amour authentique, qui est harmonie et vérité.
Récupérer mon prénom a provoqué une seconde naissance. Ma part intacte, inaltérable, sacrée, celle qui habite tout être vivant a retrouvé une place. La parole. Mon âme n'a jamais souffert d'eczéma ni de mélancolie. Je vais avoir 48 ans, j'ai beaucoup écrit pour nettoyer mon passé, et je peux enfin commencer à faire ce pour quoi je suis venue : me laisser entièrement habiter par le Verbe. Je ne vois pas de distinction entre le verbe écriture et le Verbe qui s'est fait chair. Tout mon cheminement spirituel s'est accompli par ce verbe qui engendre la séparation.
Plus le moi disparaît, plus je suis qui je suis, plus il y a de la place pour le divin. J'aspire à arriver jusqu'à cet endroit de la langue où le silence peut enfin se dire. Car dans le silence, Dieu se tient.
Les étapes de sa vie
1968 Naissance à Paris.
1994 La Démangeaison (Grasset) et naissance de sa fille Suzanne.
2002 Séjour à la Villa Médicis.
2004 Naissance de son fils Otto.
2007 Installation dans la Drôme.
2009 L'Usure des jours (Grasset).
2011 Grâce leur soit rendue (Grasset).
2012 Création des ateliers d'écriture « En vivant, en écrivant »
2013 La Clôture des merveilles. Une vie d'Hildergarde de Bingen, (Grasset).
2016 Lorette (Grasset), qu'elle signe pour la première fois de son vrai prénom.
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1994 La Démangeaison (Grasset) et naissance de sa fille Suzanne.
2002 Séjour à la Villa Médicis.
2004 Naissance de son fils Otto.
2007 Installation dans la Drôme.
2009 L'Usure des jours (Grasset).
2011 Grâce leur soit rendue (Grasset).
2012 Création des ateliers d'écriture « En vivant, en écrivant »
2013 La Clôture des merveilles. Une vie d'Hildergarde de Bingen, (Grasset).
2016 Lorette (Grasset), qu'elle signe pour la première fois de son vrai prénom.
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