Au cours de ces dernières années, il s’est appliqué à partager la beauté " bien trop sous-estimée " de l’être humain. Si Matthieu Ricard voit comme une évidence la lumière de ses maîtres spirituels qui rayonnent l’éveil et la liberté intérieure, il s’émerveille autant d’un regard innocent d’enfant que du sourire édenté d’un vieillard tibétain. C’est en 2011 que paraissait son livre de portraits joyeux, 108 sourires. Cette galerie de bonheur, il avait choisi de la partager pour sortir du " syndrome du mauvais monde " qui voudrait que la nature humaine soit fondamentalement viciée.
Cette fois, c’est son amour inconditionnel pour "la part sauvage du monde", ainsi que l’exprime la philosophe Virginie Maris, qu’il diffuse à travers Émerveillement. Cent photos inédites des sommets himalayens aux sentiers de Patagonie, le tout accompagné de textes engagés, comme un cri du cœur pour nous rappeler les enjeux écologiques auxquels nous faisons face aujourd’hui. Des endroits où, devant l’immensité de l’espace, la méditation est aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous. Hommage à la beauté sous toutes ses formes.
Racontez-nous de quelle manière s’est fait ce livre...
Matthieu Ricard : j’ai vécu un demi-siècle dans l’Himalaya et je rêvais depuis l’enfance de me rendre en Patagonie, en Islande. J'ai été émerveillé par la beauté de ces endroits. Je me souviens d’un matin où, me réveillant un matin sur les hauts plateaux d’Islande, j'ai vu la neige blanche sur la lave noire et j'ai ressenti l’émerveillement. Et si je n'imaginais pas publier un guide de ces régions, j’ai réalisé que ce terme me permettrait de réunir dans un même ouvrage les rivières gelées du Yukan et le delta de l’Irrawaddy en Birmanie. C’est une humble contribution à ce vaste mouvement qui vise à essayer, en dépit de la tiédeur des politiques et des intérêts pour les énergies fossiles, d’être un peu raisonnable et de ne pas trahir les générations à venir.
Qu’est-ce que l’émerveillement pour vous ?
C’est une notion très simple, que l’on ressent en présence de certaines personnes, ou dans certains lieux. Un moment de grâce où l’on se sent parfaitement bien au fond de soi-même. Il se traduit par un sentiment d’immensité intérieur ou extérieur : la vastitude du ciel, un paysage infini. Et l’immensité existe aussi dans le microcosme d’une mousse et des fourmis qui courent à droite à gauche.
C’est aussi l’effacement du Moi, soit le contraire de l’épidémie de narcissisme qui prévaut ces temps-ci. Le sentiment d’appartenance, d’interdépendance d’où naît la responsabilité universelle vis-à-vis des plus démunis, des autres espèces, des générations à venir… Tout cela prend brusquement une autre dimension lorsqu’on s’émerveille. On touche la texture de la lumière, des glaciers qui brillent. Il ne faut pas se fixer dessus, mais on peut quand même nourrir cet état et se le remémorer pour retrouver la paix intérieure. Le temps se dissout dans un moment de grande gratification intérieure. L’attention est soutenue sans effort. C’est joyeux.
Le contraire de l’émerveillement c’est le désenchantement, la lourdeur, la dépression, le renfermement sur soi, la rumination. L'émerveillé ne rumine pas. Il est dans la fraîcheur du moment présent, il n’a pas de crainte, de jalousie, d’animosité. L’émerveillement va de pair avec la liberté intérieure.
Va-t-il également de pair avec l’amour ?
Bien sûr, car lorsque les gens s’émerveillent, ils sont plus altruistes. C’est aussi bon pour les enfants qui doivent aller davantage en nature pour ouvrir leur cœur et leur esprit, comme l’explique la biologiste Rachel Carson dans Printemps silencieux. Des études californiennes ont également montré que les enfants au contact de la nature sont plus créatifs et imaginatifs pour résoudre des problèmes lorsqu’ils rentrent en classe, inspirés par la façon dont la nature complexe résout des problèmes. La revue scientifique britannique The Lancet a consacré un article sur le risque accru à la schizophrénie et la dépression pour les enfants des villes totalement coupés de la nature. Je pense aussi au livre The last child in the wood, de Richard Louv, qui fait état de cette déconnexion avec la nature. Enfin, des études japonaises montrent que marcher en forêt est bon pour la santé. Tout cela est prouvé, ce n’est pas un truc New Age !
Comment s’émerveiller des petits riens du quotidien ?
On peut s’asseoir sur un banc, dans un parc ou même chez soi pour observer l’émerveillement intérieur. Nous en avons largement disserté avec mes amis Christophe André et Alexandre Jollien dans le livre Vive la liberté intérieure. C’est l’un des états d’esprit mentaux les plus "émerveillants", car la liberté intérieure est scintillante, fraîche, plus sous le joug de pulsions d’attraction et répulsion, libre des toxines mentales d’animosité, de jalousie, d’arrogance, d’obsession, etc.
Est-on égaux face à l’émerveillement, ou est-ce qu’il y a un apprentissage pour s’émerveiller jour après jour ?
Je ne sais pas si des études ont été réalisées pour savoir si nous disposions tous des mêmes facultés d'émerveillement. En revanche je sais qu'en ce qui concerne le flow, l’expérience du flux (état mental décrit en psychologie positive par l'absorption totale d'une personne par son occupation, ndlr), certaines personnes entrent dans le flux plus facilement, tandis que d’autres peuvent être blasées devant un magnifique paysage.
Les enfants ont cette faculté, par exemple ?
On retrouve en effet dans les textes bouddhiques qu’un enfant a cette fraîcheur qui n’est pas prise dans les projections mentales qui nous font dire que cela doit être perçu comme beau ou laid. Ce sont des surimpositions que l’on ajoute à la réalité qui n’est ni belle, ni laide, ni rien du tout. Un enfant n’a pas de jugement, voit la beauté, n’impose pas d’étiquettes.
Si vous étiez un paysage dans lequel vous aimeriez vous fondre, lequel serait-ce ?
Le ciel intérieur de la compassion et de la sagesse de mon maître spirituel, voilà un petit paysage qui n’est pas habituel ! Nous avons un esprit assez fragmenté, rétréci, confus, c’est pour cela qu’on essaye de s’en sortir. Quelqu’un qui a atteint l’éveil a un esprit vaste, sans contrainte, libre des poisons mentaux. On dit que c’est comme l’espace dans un petit pot : lorsque les parois du petit pot se brisent, l’espace se fond en l’immensité du ciel. Il y a une pratique qui consiste à mêler son esprit limité au vaste esprit d’un maître spirituel. Cette union est l’émerveillement ultime.
Y a-t-il une expérience d’émerveillement particulièrement forte que vous aimeriez partager avec nos lectrices ?
Je pourrais parler de certains paysages incroyables au Tibet. Je me rappelle m’être assis un matin d’octobre au bord du lac Manasarovar, à 4300 m d’altitude. La température était tombée à - 10 degrés la nuit précédente. Au lever du soleil, fendant le silence absolument extraordinaire, j’entends sans les voir des canards écarlates. Et soudain, au loin, j’aperçois deux petits canards. C’est comme si le son avait volé sur la surface du lac. À ce moment-là, j’ai ressenti comme une fusion entre l’intérieur – l'expérience spirituelle – et l’extérieur – la nature – en méditation.
Par ailleurs, mes plus forts moments d’émerveillement ont lieu sans aucun doute en présence de maîtres spirituels, le Dalaï-lama ou mes premiers maîtres, Kanguiour Rinpoché ou Khyentsé Rinpoché. Assis en silence en leur présence pendant des heures, c’est au-delà de toute description.
L’émerveillement est-il une source d’émotions qui apportent la complétude contrairement à des plaisirs plus ordinaires ?
Le bonheur n’est pas une succession ininterrompue de sensations plaisantes. Cela c’est une bonne recette pour l’épuisement, au contraire. Le bonheur est une qualité d’être intérieure qui se cultive avec chacun de ses attributs : bienveillance, liberté intérieure, force d’âme, présence attentive, etc.
Qu’avez-vous envie de transmettre au monde aujourd’hui ?
Je me sens plutôt comme un passeur d’idées. Récemment, on m’a par exemple poussé à concevoir une application de méditation, "Imagine Clarity". J’ai tenu à le faire sérieusement, sur la base des textes traditionnels et des paroles de mes maîtres en les rendant accessibles à des non-bouddhistes. L’idée est de cultiver la compassion ou la présence attentive, l’équilibre émotionnel, la présence éveillée, etc. J’essaie de mettre certaines choses à disposition d’un public occidental sans pour autant les dénaturer, les édulcorer ni en retirer la substance. Bien sûr on ne peut pas aller dans toute la profondeur et la vastitude de la voie bouddhiste, mais on a tous besoin de bienveillance !
Tous ses droits d’auteur sont reversés à son association, Karuna-Schechen, fondée il y a vingt ans. Elle met en œuvre des projets humanitaires pour les populations défavorisées d’Inde, du Népal et du Tibet. Chaque année les dons permettent d'aider 380 000 personnes dans le domaine de la santé, de l’éducation et des services sociaux, dans des endroits reculés où les ONG ne vont pas.
Source : FemininBio
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