Les pensées font à plus d'un titre, l'objet de nos préoccupations concernant la pratique, d'une part parce qu'elles occupent le devant de la scène et nous empêchent d'être vraiment là, mais aussi parce que nous faisons de notre désir d'en venir à bout, une préoccupation supplémentaire.
Pendant l'assise les pensées virevoltent autour de nous comme des abeilles autour d'une ruche. Des pensées qui ne sont pas forcément de hautes réflexions philosophiques, mais de simples soucis quotidiens : qu'est-ce que je vais faire ? Comment je vais le faire ? Est-ce que j'y parviendrai... De ce point de vue, la situation semble sans issue et chacun de réitérer cet aveu d'échec : malgré la pratique, les pensées sont toujours aussi présentes. Alors, pourquoi se reprendre et revenir à la sensation, puisque ces pensées demeurent présentes ?
N'est-ce pas quelque part jouer à Sisyphe et restreindre la pratique à ces allers et retours furtifs : je pense – je sens, je sens – je pense ? Se reprendre, certes, mais comment assumer cette indication sans pour autant s'abandonner à une attitude fataliste. Comment s'engager dans une actualisation sincère de cette consigne ? Parce que c'est bien d'engagement qu'il s'agit. Le changement ne dépend pas d'un cumul d'heures de pratique, mais de la qualité d'investissement de la personne dans la pratique. Alors, de quel engagement parlons-nous ? De cette détermination à devenir intime avec le « corps qu'on est ».
Dès le début de l'assise, se présente le hiatus qui existe entre le maelström des pensées et cette sensation du corps parfaitement immobile, actualisant et livrant l'expression d'une nature calme, tranquille, sereine. C'est là, il faut s'atteler à une tâche, sentir que le dos droit n'est pas qu'un dos droit, que le poids sur le coussin n'est pas qu'une masse de matière, que le corps entier n'est pas une pensée sur le corps. Prendre le temps de se laisser confronter par le corps, qui tout à la fois sent et se sent, réalisant l'acte d'être assis, l'acte de respirer. Réaliser, à travers la sensation, que la tenue du corps, tout à fait rigoureuse, ne comporte aucun élément superflu. Cette sobriété nous pousse vers une simplification de tout soi-même. L'expérience de simplicité met en évidence le chemin qui prend racine dans une forme corporelle.
Notre travail est d'entretenir cette approche, d'y revenir jour après jour et de se laisser entraîner dans l'élargissement de cette connaissance de soi-même. L'intérêt sans cesse grandissant que nous portons à cet autre mode de connaissance, la place que nous laissons à la présence éloquente du corps, nous détournent tout naturellement de nos pensées. Elles n'en sont pas moins présentes, mais nous en sommes de moins en moins affectés, puisque cette autre réalité se dévoile. Nous n'avons ainsi plus à nous battre contre elles, notre pratique se soustrait à cette haute surveillance qui fait obstacle au lâcher-prise. Peu à peu l'attention se tourne tout naturellement vers cette source d'inspiration tellement plus vaste que notre « petite raison ».
Le corps génère une connaissance intuitive qui ne souffre aucune comparaison avec les restrictions et les discriminations de notre pensée ordinaire. Le corps devient, grâce à notre pratique assidue, une autre forme de pensée, une pensée du corps vivant où les sens et l'entendement sont confondus. Peut-être ainsi pouvons-nous devenir plus réceptif, grâce à l'expérience, à ce propos de Marc Aurèle : « Songe que tout n'est qu'opinion et que l'opinion elle-même ne dépend que de toi. Supprime donc ton opinion et tu trouveras le large. »
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