lundi 5 décembre 2016

Cette vie qui nous échappe par Alexandre Jollien

Que se passerait-il si je ne me détournais pas un seul instant de l'idée qu'un jour ou l'autre je vais rendre l'âme ? Les mots du Bouddha m'apaisent et dès que je crains de souffrir, j'y vais franchement et je me souviens que « je suis soumis au vieillissement et que le vieillissement est inévitable, que je suis soumis aux maladies et que la maladie est inévitable, que je suis soumis à la mort et que la mort est inévitable ». L'accepter n'est pas une mince affaire, mais quelle énergie pour tenter d'oublier notre fragilité, notre finitude, quel gâchis aussi ! Et que d'angoisses et de peur !

Aussi les mots du sage indien agissent-ils comme un contre-poison. Au lieu de fuir l'idée de notre fin, il s'agit de l'apprivoiser. C'est rigolo comme, du matin au soir, l'ego s'évertue à se tenir à bonne distance de cette échéance, lorgnant avec mépris ce qui ne cadre pas avec ses intentions. Au fond, savoir et se souvenir qu'on va y passer peut inaugurer une véritable joie où l'on cesse de résister à l'inexorable pour enfin profiter sans retenue de ce qui s'offre à nous. Comme en un toboggan, le courage, c'est de tout lâcher, d'oser la non-maîtrise à fond et surtout de ne s'accrocher nulle part, ne s'agripper à rien. Nous voyageons dans un train qui fait route sans cesse. Je souhaiterais tant des haltes quand toujours, implacablement, le convoi s'ébranle et m'incite au détachement. Je donnerais tout pour que les passagers que je chéris empruntent le même itinéraire que moi et que tout soit planifié d'avance, sans fâcheuses surprises.

Le danger, c'est de sombrer dans une molle indifférence pour ne plus en baver. On ne saurait perdre ce qui ne nous a jamais appartenu. Et nos enfants, nos proches suivent leur propre chemin. Ultimement, nous ne sommes les propriétaires de rien. Et si nous options résolument pour la lucidité et la gratitude ? Celle qui parvient à faire son miel du passé pour avancer, le cœur plein de reconnaissance.

Vivre, c'est aussi laisser s'en aller, quitter, abandonner, lâcher autant de redoutables épreuves qui peuvent nous détruire. Qu'adviendrait-il si l'on se réconciliait avec le caractère transitoire de l'existence ? Pour ne pas s'abîmer dans de vaines querelles ni dans la poursuite de biens imaginaires, il nous faut épouser chaque jour le tragique d'une vie qui nous échappe. Comme en un jeu d'échec il s'agit de se familiariser avec les règles pour bâtir une liberté avec virtuosité. Se rappeler que tôt ou tard on cassera sa pipe, c'est congédier tout esprit de sérieux et commencer à vivre pour de bon. D'apaisants mantras du Bouddha me vaccinent contre toute fuite vers une sécurité illusoire et m'invitent à habiter le réel comme il faut.

Mais où trouver un véritable refuge, une paix authentique ? Comment ne pas s'enliser dans le pessimisme ? Sans béquilles, dépourvus des habituels anesthésiants du quotidien, nous pouvons oser l'aventure sous l'horizon de notre finitude et découvrir le cadeau inouï, proprement miraculeux, de vivre, de grandir et d'aimer. Surtout, il faut se garder de confondre le tragique de notre condition, qui réclame l'allégresse et la générosité, des psychodrames qui nous agitent à longueur de journée.

Par Alexandre Jollien, philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, Vivre sans pourquoi : Itinéraire spirituel d'un philosophe en Corée, est paru au Seuil.

source : La Vie


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