Donc, je suis aussi impuissant que vous à ne pas voir le monde. Comme vous, je peux fermer les yeux, mais c’est un acte volontaire et toujours bref. Je crois même qu’il m’est plus difficile qu’à vous, car je n’ai pas le recours de clore les paupières (j’entends les paupières physiques). Je dois accomplir, pour éteindre un instant la vue, une opération intérieure beaucoup plus brutale et plus artificielle. Je nage positivement dans la lumière et dans toutes les formes qui naissent d’elle. La lumière, c’est mon élément. J’en suis fait.
Mais vous aussi, vous les clairvoyants, vous êtes faits de lumière. Sinon, vous ne pourriez pas voir. On vous apprend le contraire, je le sais bien. On vous parle de l’intensité lumineuse de tel objet et de tel autre. On mesure ces intensités. Il y a des unités internationales pour cette mesure. On vous dit, en somme, que la lumière n’est pas en vous, mais au-dehors et qu’elle vient jusqu’à vous selon des lois qu’il faut peu à peu découvrir. On m’a appris ces choses à moi aussi. Mais, par expérience, je sais qu’elles sont fausses. Et c’est pourquoi j’ai été joyeux, même dans les moments les plus pénibles de mon existence...
Quand je dis « lumière », je ne songe pas aux objets lumineux, au tourbillon de reflets et d’oscillations qui forme l’univers visuel. Je songe à la source qui, elle, est au-dedans. La source précède le fleuve et tous les accidents de son cours, tous les objets vus. On peut tarir les objets, la source demeure. Ce courant essentiel de lumière, cette puissance de lumière qui n’attend pas, pour être, que nous nous servions d’elle, elle est canalisée pour vous, commodément, pratiquement, à travers les yeux du corps. Il en résulte un monde, le vôtre. Mais si les yeux sont fermés accidentellement, elle n’en crée pas moins un monde : le mien, le mien puisque c’est moi qui parle. Sont-ils semblables, ces deux mondes ? Oui. Je n’hésite pas à le dire, parce que, depuis plus de vingt ans, leur coïncidence m’a frappé cent fois...
Plus souvent, je vous vois, mais d’une manière très peu anatomique. Je ne vous détaille pas. Je vous attrape (je dirais aussi volontiers je vous reçois) à l’instant où vous arrêtez la lumière que je tends vers vous. Vous faites une ombre. Cette ombre se diversifie presque immédiatement, se met en forme, se colore, mais selon d’autres rythmes que ceux des yeux. Si vous ne tenez pas en place, si ma conversation vous agace, votre ombre alors se disloque : il en part des morceaux à droite, à gauche, en arrière. Si vous êtes attiré vers moi par l’amitié ou l’intérêt, votre ombre est toute proche. Elle tend à s’intégrer dans la mienne. De là des sensations si particulières que, généralement, je me tais sur elles, par discrétion, pudeur ou timidité, à votre choix.
Jacques Lusseyran
" Le Monde commence aujourd'hui "
Jacques Lusseyran, totalement aveugle depuis l’âge de huit ans, déporté politique à Buchenwald, et aujourd’hui, professeur de littérature française dans une université des Etats Unis, a écrit « Le monde commence aujourd’hui » à la fois comme un essai et comme un roman.Le monde commence aujourd’hui demeure une somptueuse leçon de résilience et un chant d’amour à la vie, dont la quête a lieu partout, tout le temps, du vestibule de l’enfer aux immensités américaines.
Mais vous aussi, vous les clairvoyants, vous êtes faits de lumière. Sinon, vous ne pourriez pas voir. On vous apprend le contraire, je le sais bien. On vous parle de l’intensité lumineuse de tel objet et de tel autre. On mesure ces intensités. Il y a des unités internationales pour cette mesure. On vous dit, en somme, que la lumière n’est pas en vous, mais au-dehors et qu’elle vient jusqu’à vous selon des lois qu’il faut peu à peu découvrir. On m’a appris ces choses à moi aussi. Mais, par expérience, je sais qu’elles sont fausses. Et c’est pourquoi j’ai été joyeux, même dans les moments les plus pénibles de mon existence...
Quand je dis « lumière », je ne songe pas aux objets lumineux, au tourbillon de reflets et d’oscillations qui forme l’univers visuel. Je songe à la source qui, elle, est au-dedans. La source précède le fleuve et tous les accidents de son cours, tous les objets vus. On peut tarir les objets, la source demeure. Ce courant essentiel de lumière, cette puissance de lumière qui n’attend pas, pour être, que nous nous servions d’elle, elle est canalisée pour vous, commodément, pratiquement, à travers les yeux du corps. Il en résulte un monde, le vôtre. Mais si les yeux sont fermés accidentellement, elle n’en crée pas moins un monde : le mien, le mien puisque c’est moi qui parle. Sont-ils semblables, ces deux mondes ? Oui. Je n’hésite pas à le dire, parce que, depuis plus de vingt ans, leur coïncidence m’a frappé cent fois...
Plus souvent, je vous vois, mais d’une manière très peu anatomique. Je ne vous détaille pas. Je vous attrape (je dirais aussi volontiers je vous reçois) à l’instant où vous arrêtez la lumière que je tends vers vous. Vous faites une ombre. Cette ombre se diversifie presque immédiatement, se met en forme, se colore, mais selon d’autres rythmes que ceux des yeux. Si vous ne tenez pas en place, si ma conversation vous agace, votre ombre alors se disloque : il en part des morceaux à droite, à gauche, en arrière. Si vous êtes attiré vers moi par l’amitié ou l’intérêt, votre ombre est toute proche. Elle tend à s’intégrer dans la mienne. De là des sensations si particulières que, généralement, je me tais sur elles, par discrétion, pudeur ou timidité, à votre choix.
Jacques Lusseyran
" Le Monde commence aujourd'hui "
Jacques Lusseyran, totalement aveugle depuis l’âge de huit ans, déporté politique à Buchenwald, et aujourd’hui, professeur de littérature française dans une université des Etats Unis, a écrit « Le monde commence aujourd’hui » à la fois comme un essai et comme un roman.Le monde commence aujourd’hui demeure une somptueuse leçon de résilience et un chant d’amour à la vie, dont la quête a lieu partout, tout le temps, du vestibule de l’enfer aux immensités américaines.